Le Grand Coeur
réponse.
— Marie.
Elle n’était pas effarouchée et ne cherchait pas à fuir.
Sa timidité était un jeu qui avait surtout pour effet d’obtenir qu’on s’intéressât à elle, non pas en groupe parmi
les autres, mais seul à seule, comme à une véritable personne.
— Quel âge as-tu ?
— Quatre ans.
Mon cœur se mit à battre plus fort. J’essayai de voir
son visage mais elle le détournait obstinément.
— Comment se nomme ta maman ?
Perçut-elle le timbre mal assuré de ma voix ? Ou ma
question était-elle le mot qu’elle attendait pour ouvrir
son cœur ? Elle ne me répondit pas. Mais silencieusement, en relevant une mèche blonde qui avait roulé
sur son nez, elle tourna la tête et me fixa, les yeux grands
ouverts.
C’était Agnès.
Il est des enfants, la plupart à vrai dire, qui empruntentà leurs deux parents et peuvent selon les expressions et
les moments évoquer l’un ou l’autre ou seulement
altérer les traits de chacun par une influence que l’on
sent venue d’ailleurs. Il en est d’autres au contraire qui
semblent couler d’une seule source, que rien ne trouble
et qui fait d’eux la reproduction d’un unique géniteur,
avec le seul écart du temps : Marie était Agnès enfant.
Si sa mère avait vécu, cette ressemblance n’eût été
qu’anecdotique, une touchante curiosité. Mais Agnès
était morte, et la retrouver dans le visage de cette enfant
était comme d’assister à une résurrection. Il était impossible de ne pas imaginer, quelque révolte que l’esprit
pût sentir contre cette idée, que la personne d’Agnès se
prolongeait dans ce corps minuscule de petite fille.
Et, sans que rien ne me permît de penser que j’avais
raison, je fus conforté dans mon illusion par la douce
tendresse que l’enfant, tout aussitôt, me témoigna. Elle
tendit sa petite main et caressa ma joue. Puis elle sauta
sur ses pieds et, d’un pas décidé, m’emmena visiter le
bois. Elle me montra la cache d’un écureuil et un lit de
feuilles creusé par une biche qu’elle rencontrait presque
chaque jour. Elle m’expliqua gravement les choses
qui faisaient sa vie et y mêla à voix basse des références
secrètes qui touchaient à des êtres mystérieux qui hantaient la forêt et lui parlaient.
Nous marchâmes une bonne heure dans le parc
et jusqu’à la lisière des prés. Quand les confidences de
Marie nous eurent assez rapprochés, je m’accroupis
devant elle et osai lui poser la question qui tournait dans
mon esprit.
— Sais-tu où est ta maman ? lui demandai-je.
Il n’y avait pas de cruauté dans mon propos, seulement l’envie d’apprendre ce qu’elle savait, avec l’intuition vague mais pénétrante que, tout en ignorant sans
doute beaucoup de choses, elle en savait, sur ce sujet,
plus que moi.
Elle me regarda bien en face et prit le temps de juger
si l’on pouvait me faire confiance.
— Maman, prononça-t-elle sans me quitter des yeux,
n’est plus de ce monde.
Puis, considérant sans doute que j’étais digne d’en
savoir plus mais qu’il était préférable de ne pas m’en
révéler trop d’un coup, elle mit un doigt devant sa
bouche pour recommander le silence.
Ensuite, elle me prit par la main et nous rentrâmes
vers le château. Une cloche appelait les enfants pour le
repas. Je la laissai devant la porte de la salle à manger
qui leur était destinée, près des cuisines.
La rencontre de Marie et de sa mère à travers elle
m’avait agité d’impressions contradictoires. La mort
d’Agnès était soudain redevenue une réalité bouleversante, aussi inattendue que lorsque je l’avais apprise la
première fois. Et, en même temps, alors que je n’y avais
jamais pensé, le fait qu’elle eût laissé derrière elle cette
enfant et deux autres que je ne connaissais pas était,
sinon une consolation, du moins une manière de
combler son absence et de laisser témoignage dans le
monde réel de ce qu’elle avait été.
*
Je montais le grand escalier, précédé par un valet qui
me menait à mes appartements. Des projets nouveaux
naissaient en moi. Je me demandais si les Coëtivy accepteraient que je prenne part à l’éducation de Marie.
Après tout, n’étais-je pas l’exécuteur testamentaire de sa
mère ? Je me plaisais à l’idée de la voir grandir, entrer
dans la vie et d’observer si elle suivrait, si peu que ce fût,
les traces d’Agnès.
Il n’est pas anodin de savoir que j’étais dans ces
pensées quand
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