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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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s’ajoutaient désormais le soupçon et la méfiance. L’orage grondait mais
je ne l’entendais pas. J’interprétai mal quelques signes
qui me firent croire que j’étais toujours bien en cour.
Un long voyage dans le Sud, pour régler mes affaires
provençales, acheva de retarder ma décision de partir.
Aux premiers jours de l’été, j’étais toujours là. C’est en
général à cette saison que la foudre tombe.
    *
    Pendant que je m’acheminais ainsi vers le drame final,
je revis Agnès deux fois. L’émotion que me causèrent
ces rencontres n’est peut-être pas sans rapport avec la
nonchalance que je montrais face au danger.
    La première rencontre eut lieu au mois de mai.
Le peintre Jean Fouquet m’avait fait tenir plusieurs
semaines auparavant un message pour me demander,
quand je serais en Touraine, de venir le visiter. Je le
connaissais assez pour savoir qu’il ne s’agissait certainement pas d’affaire d’argent. Fouquet ne m’en avait
jamais réclamé et s’il en avait manqué, il aurait accepté
la pauvreté plutôt que de devoir quoi que ce fût. Je fis
en sorte de ne pas tarder pour aller le voir et, au début
de mai, je passai à Tours. Quand Marc alla prévenir chez
le peintre que j’étais arrivé, il ne trouva personne à son
atelier, quoique la matinée fût déjà bien avancée. Finalement, peu avant midi, l’homme remonta la rue d’un pas
traînant. Marc revint me dire qu’il m’attendait. Le soleil
de printemps avait paru, perçant les nuages qui avaient
apporté la pluie les jours précédents. Quand j’entrai
dans l’atelier, je fus saisi par des odeurs de mastic et
d’huile qui saturaient l’air. Sur un fourneau cuisait à
petits bouillons une décoction de litharge où flottait un
oignon noir. Fouquet vint à ma rencontre et me prit
dans ses bras.
    Tout au fond de l’atelier, sur un chevalet, était installé
un méchant panneau de chêne. Je le vis d’abord de dos
et ne remarquai que le fil et les nœuds du bois blond.
Mais quand je suivis Fouquet et découvris l’autre côté,
je ressentis une vive émotion. Le panneau de bois avait
été soigneusement préparé et présentait une face aussi
lisse qu’un miroir. Il était déjà peint aux trois quarts et, si
les figures du pourtour manquaient encore de précision,
celle du centre était déjà terminée : c’était Agnès. Son
visage était tiré des ébauches que le peintre m’avait montrées et où, déjà, nous avions aperçu l’œuvre de la mort.
A contrario, maintenant qu’Agnès avait trépassé, ces
traits étaient ceux de la vie même. Ils restituaient une
expression que nous lui avions vue souvent, sorte d’absence pensive, son haut front poudré, ses lèvres closes,
ses paupières abaissées et qu’on devinait frémissantes.
    Fouquet avait disposé ce visage au centre d’une
étrange mise en scène. Agnès était vêtue d’une robe
vert émeraude que couvrait une fine cape d’hermine.
Le lacet qui retenait son corsage était ouvert et le
pan abaissé de sa robe laissait voir entièrement un sein
tendu au mamelon pâle. L’Enfant Jésus, sur ses genoux,
regardait au loin et semblait déjà contempler son destin
de sacrifice. Sur la tête d’Agnès, une couronne de perles
et de rubis la désignait comme la reine des cieux et attestait que Fouquet l’avait représentée en Vierge Marie.
    Toutefois, cette mention divine, de même que le trône
de joyaux sur lequel elle était assise, dissimulait mal
l’autre sens que pouvait prendre le portrait : pour nous
qui avions connu Agnès, le tableau était une vision d’elle
dans sa demeure d’éternité. Et, dans cette hypothèse,
l’image devenait encore plus ambiguë et troublante.
Car ce séjour céleste évoquait tout aussi bien l’enfer
que le Paradis. Les angelots qui entouraient Agnès et
tenaient pour la plupart, eux aussi, les yeux baissés,
avaient des airs de séraphins et semblaient signifier la
béatitude. Pourtant, Fouquet les avait peints en rouge,
de la couleur des démons. Mon sentiment à cette vue fut
qu’Agnès, conformément à sa vie de péché, était bel et
bien en enfer mais que sa piété, sa douceur, son charme
et une sincérité dont elle avait usé pendant son séjour
terrestre pour désarmer les plus hostiles lui avaient
permis de gagner le cœur des créatures lucifériennes à
la garde desquelles Satan l’avait placée, au point d’en
faire ces anges rouges, aussi tendres que l’Enfant Jésus,
et disposés

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