Le Grand Coeur
en cercle autour d’elle afin, non de la tourmenter, mais de la protéger des brûlures de la Géhenne.
Ce tableau fait désormais, je crois, partie d’un retable,et ceux qui le voient doivent être peu nombreux à l’associer à Agnès. Avec le temps, ils le seront de moins en
moins et, un jour, nul ne gardera le souvenir d’elle. Elle
sera à jamais transfigurée. Je comprenais mieux Fouquet, son désespoir et l’ivrognerie dans laquelle il tentait de le noyer. Son art lui confère un étrange pouvoir :
celui de communiquer avec le domaine des morts et d’y
conduire les vivants. Il ne peut entretenir aucune illusion sur la vie. Le sentiment d’éternité, dont nous avons
tous besoin, il ne peut en jouir : il sait que notre survie
ne procède que de l’art.
L’autre occasion, la dernière, qui me fut donnée de
revoir Agnès eut lieu à l’été de l’année qui a suivi sa
mort. Il y avait déjà dix-huit mois que je vivais dans la
langueur douloureuse où m’avait plongé sa disparition.
Les rumeurs quant à ma disgrâce possible avaient
dépassé la cour, au point que Macé elle-même, pourtant
très éloignée des affaires royales, en avait entendu
parler. Elle m’avait fait passer un billet plein de questions et qui trahissait son angoisse. Je lui avais répondu
par l’entremise du même messager que je n’avais jamais
été plus en faveur auprès du roi. Quelques gestes récents
de la part de Charles pouvaient le laisser croire. Mais je
ne m’y fiais pas. La chaleur de juillet avait ranimé mon
énergie et j’avais pris secrètement la décision de partir
pour l’Italie dès les premiers jours d’août.
Afin de n’éveiller aucun soupçon, je décidai d’accompagner le roi en visite au château de Taillebourg,
chez les Coëtivy, pour voir ses filles. La première-née
d’Agnès avait été placée dans cette famille où le nombre
des enfants importait peu. Mme de Coëtivy aimait
entendre leurs petites voix résonner dans les coursivesdu vieux château. Je la comprenais. Moi qui avais acquis
tant de domaines seigneuriaux, je me désespérais de les
voir rester vides et de n’entendre y retentir que le cri
sinistre des corneilles.
Notre arrivée était prévue pour le lendemain, mais le
roi, de belle humeur, avait insisté pour que nous partions plus tôt, si bien que nous nous présentâmes en vue
du château avec une journée d’avance. Les enfants
n’avaient pas encore été apprêtés pour notre réception.
Ils couraient en troupe dans le parc, occupés à des jeux
selon leur âge. Il y avait parmi eux des garçons déjà
grands et tout un groupe de petites filles. En nous voyant
paraître au loin, ils accoururent à notre rencontre en
grand désordre. Nous étions une petite avant-garde
autour du roi, les domestiques et les bagages suivant loin
derrière. Charles mit pied à terre au milieu des enfants.
Une gamine d’une dizaine d’années lui sauta au cou.
C’était une des filles qu’il avait eues avec la reine Marie
et qui passait les beaux jours à Taillebourg. Nous nous
mîmes à marcher vers le château, entourés par les
enfants qui piaillaient. Les plus grands tenaient les chevaux par le bridon, les autres se chamaillaient pour que
l’un ou l’autre de nous les prenne par la main. Pour
arriver jusqu’aux douves, il fallait traverser un petit bois
et suivre ensuite un chemin bordé d’aulnes. Parvenu à
la hauteur du dernier arbre, je remarquai qu’un enfant
se cachait derrière le tronc. Les garnements autour de
moi l’avaient aperçu aussi et je les entendis appeler :
« Marie, Marie ! »
L’enfant tournait autour de l’arbre pour se dissimuler.
Nous n’insistâmes pas et continuâmes d’avancer. Le roi
était déjà loin devant avec la plupart des petits, car lesgrands nous avaient quittés pour marcher vers les
écuries. Je ne sais ce qui me prit alors. Peut-être fut-ce le
nom de Marie qui déclencha en moi une secrète alarme.
Peut-être avais-je reçu un signal invisible venu de bien
plus loin. En tout cas, je décidai de revenir sur mes pas.
Je fis signe aux enfants qui m’accompagnaient de
rejoindre le groupe autour du roi et, seul, je m’approchai de l’arbre derrière lequel je voyais par instants la
petite fille glisser furtivement la tête. Une simple ruse
me permit de contourner le tronc et de la saisir. Elle
cacha son visage dans ses mains et protesta en riant.
— Comment t’appelles-tu ? lui dis-je, quoique je
connusse la
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