Le Grand Coeur
char
trop lourd et dans lequel étaient montées trop de personnes pour pouvoir tout arrêter là d’un seul coup.
Mes affaires étaient une charge, mais pas la plus
pesante, surtout si je renonçais à accroître ma fortune et si je me contentais de mettre à l’abri le simple
nécessaire. En vérité, à cette époque, les plus grandes
contraintes, celles qui me poussaient à différer mon
départ, provenaient surtout de ma famille.
Avec Macé, nous avions atteint, ces années durant,
une forme d’attachement et de respect qui n’était plus
de l’amour depuis longtemps mais nous gardait complices et m’aurait retenu de lui causer le moindre
déplaisir. Son ambition assouvie au-delà de toute espérance, elle était parvenue à ce naturel dans l’ostentation, à cette simplicité dans l’exigence, à cette légèreté
dans l’apparat qui sont la marque soit d’une vieille
fortune, soit d’une authentique noblesse de cœur. Elle
avait appris à organiser des cérémonies assez gaies qui,
tout en comptant toujours un nombre élevé de gens
titrés, de prélats et de gros marchands, y mêlaient desfemmes élégantes et des esprits originaux. Chacun se
sentait libre, l’ambiance était joyeuse et le bavardage
encouragé par la bonne chère et la musique. Macé
n’aurait pas atteint cette forme de générosité envers les
êtres si elle était restée, comme jadis, avide d’occuper
la première place et d’être admirée pour sa beauté
comme pour sa dévotion, pour sa fortune comme pour
son éducation. Mais elle avait beaucoup changé. Ces
dernières années l’avaient marquée. Deux hivers très
froids lui avaient fait subir de longs alitements. Ses
cheveux avaient blanchi. Elle souffrait des dents et
son sourire avait perdu son éclat. Elle aurait pu, comme
tant d’autres, dissimuler ces atteintes de l’âge par des
artifices. Au contraire, sans en faire étalage, elle les
acceptait.
J’avais été frappé, à mon retour d’Italie, de la trouver
à la fois vieillie et comme apaisée par cet état. Il me semblait qu’elle sentait son temps accompli. Les deux choses
qui comptaient pour elle désormais étaient ses enfants
et la foi. Le moment approchait où le plein épanouissement des premiers lui permettrait de se consacrer
entièrement à la seconde. Elle évoqua un jour devant
moi son projet de se retirer dans la paix d’un couvent
sans pour autant entrer dans les ordres. La dernière
grande échéance concernant les enfants était l’intronisation de notre fils Jean à l’archevêché de Bourges.
Cette même année qui avait vu la mort d’Agnès et la
défaite complète des Anglais à Formigny, il atteignit
l’âge nécessaire pour exercer le sacerdoce auquel le
pape l’avait destiné deux ans plus tôt.
Macé attendait ce moment avec une impatience douloureuse. Elle l’avait désiré, rêvé et avait tant sacrifiépour y contribuer qu’il constituait pour sa vie un horizon
au-delà duquel elle n’espérait plus que la paix.
Ce grand événement était fixé au cinquième jour
de septembre. Cette fois, l’art d’organiser de grandioses
cérémonies, que j’avais mis jusqu’ici au seul service
du roi, je le convoquai pour Macé et notre fils. La ville
entière, rassemblée dans la cathédrale et autour d’elle,
salua l’événement. Jean était beau, dans son habit
pourpre, avançant dans la nef décorée de fleurs pendant que le chœur faisait résonner un psaume sous la
haute voûte que le soleil de septembre illuminait du
bleu puissant des vitraux.
Notre palais était terminé, à quelques détails près,
mais qui n’étaient pas visibles. Trouvaille de Macé, une
devise imprudente courait sur les murs : « À cœur vaillant, rien d’impossible. » J’organisai pour l’occasion
des réjouissances princières. C’était la dernière folie à
commettre. On ne manquerait pas de faire au roi le
récit de ces dépenses inouïes. Dans les circonstances du
moment, sa jalousie ne pouvait que s’enflammer. Mais
je n’en avais cure. Je voulais faire plaisir à Macé, et peut-être racheter par la plénitude de cet ultime moment
mondain toutes ces années d’absence, ce progressif
abandon, mille trahisons sans conséquences, mais qui
en préparaient une ultime avec Agnès, autrement plus
grave et que je ne me pardonnais pas.
Je le faisais aussi pour Jean, cet enfant que je n’avais
jamais compris et peut-être jamais aimé, qui avait pris
depuis longtemps le parti de
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