Le Grand Coeur
Marc, qui m’attendait au seuil de ma
chambre, me prit à part, referma la porte et, très alarmé,
insista pour me parler sur-le-champ. Le roi, me dit-il,
avait reçu en audience dès son arrivée. Après diverses
affaires courantes, il en était venu à tenir un conseil
très restreint consacré à ma personne. Les calomniateurs s’étaient déchaînés ces dernières semaines et de
nouvelles révélations à charge avaient été apportées ce
matin par deux délégués des états du Languedoc. À
l’heure même, on statuait sur mon sort.
Cette nouvelle, comme une eau glacée versée sur mon
esprit doucement échauffé par la rencontre avec l’enfant d’Agnès, me fit exploser de rage. Sans rien décider
encore, je traversai l’étage, redescendis dans l’autre aile
du château et, bousculant les gardes qui voulaient m’interdire l’entrée, je fis irruption dans le Conseil.
Le roi se montra embarrassé, mais je vis à ses yeux que
les délateurs avaient réussi. Il me lançait un regard où
l’affabilité et la douceur qu’il voulait exprimer étaient
déchirées par les lames acérées de la jalousie et de la
méfiance. Tout me recommandait la prudence, mais la
force éveillée en moi, trop tard hélas, et qui aurait dû me
pousser à m’enfuir, m’inclina à l’affronter. Je protestai,
oubliant les formes de la déférence, et mon audace fit
luire encore plus fortement dans les yeux du roi les
méchantes tentations de la cruauté et de la bassesse.
Je voyais ces armes, mais je refusai cette fois d’user des
mêmes pour me défendre. Au contraire, par pure bravade, je proposai que l’on m’emprisonne jusqu’à ce que
j’aie pu apporter la preuve que les accusations portées
contre moi étaient mensongères.
Je ne crus pas le roi sincère quand il répondit qu’il
acceptait cette proposition. Il me laissa poursuivre mon
plaidoyer et comme nul ne m’opposait plus d’objection,
je me retirai.
Me croira-t-on quand je dirai que j’étais rasséréné en
remontant dans mes appartements ? Tout était clair.
J’avais paré les coups une fois de plus, mais ce serait
la dernière. Le soir même, je quitterais Taillebourg. Les
jours étaient longs, en cette fin de juillet. Nous pourrions chevaucher sans risque jusqu’à plus de neuf heures.
J’imaginai l’endroit pour faire halte, puis le temps qu’il
faudrait pour gagner la Provence, l’Italie. J’écrirais aux
Coëtivy. Ils étaient lourdement mes débiteurs. Sans
qu’ils y participent directement, ils fermeraient les yeux
sur un enlèvement que je tâcherais d’organiser pour
que la petite Marie puisse me rejoindre. Comme sa
mère, elle connaîtrait l’Italie et en subirait la bénéfique
influence.
Marc, sur mon ordre, avait rebouclé les malles. Je fis
monter le barbier et goûtai la caresse de la lame sur ma
peau pendant qu’il me rasait. J’allais sortir pour le
souper quand un détachement de cinq hommes se présenta à ma porte, commandé par un petit noble normand que je connaissais vaguement de vue.
Je le fis répéter deux fois quand il m’annonça, les
yeux baissés, que j’étais en état d’arrestation.
*
J’ai repris espoir, ce matin. Elvira est rentrée de la
ville porteuse d’une nouvelle qui lui avait paru sans
importance et qu’elle m’a livrée presque par hasard, au
détour d’une phrase. Pour moi, c’est un renseignement
capital : les hommes qui me poursuivent ne seraient pas
génois mais florentins. Ce qui pourrait passer pour un
détail change tout.
Si des Génois étaient à mes trousses, cela signifierait
que le roi de France le leur a demandé. J’ai encore trop
d’amis à Gênes pour que quiconque veuille attenter à
ma vie de son propre chef. Mais si mes poursuivants sont
des Florentins, c’est autre chose et je sais qui les envoie.
En tout cas, je le sais aujourd’hui. Si on me l’avait
demandé le jour de mon arrestation, j’aurais été incapable de répondre. À l’époque, je sentais certes des
jalousies autour de moi ; j’étais averti que des médisances étaient rapportées au roi à mon sujet ; cependant,
je ne me connaissais pas d’ennemi en particulier. Ils se
sont découverts au moment de mon procès.
C’est une grande douleur de tout perdre et d’être
condamné, mais c’est une immense leçon d’être jugé et
j’oserai dire que c’est presque un privilège. Quiconque
n’a pas vécu l’épreuve de la disgrâce, du dénuement et
de l’accusation ne peut
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