Le Grand Coeur
au
début de l’après-midi, la vue des villages bien cultivés,
des troupeaux gras, des charrois pleins de marchandises
chassèrent en moi les tristes souvenirs de mon évasion.
Un sentiment nouveau m’envahit et qui paraîtra banal
si je dis que ce fut celui de la liberté. Il faudrait un
autre mot pour désigner exactement ce que je ressentais. Ce n’était pas seulement la liberté du prisonnier
qui a quitté sa geôle. C’était l’aboutissement d’un long
chemin, commencé avec mon arrestation, la perte detous mes biens, l’éloignement de mon entreprise et la
fin des sollicitations. Il s’était poursuivi avec l’arrivée de
Marc, le retour de la santé et de la force, l’appétit de
vivre et le projet longuement mûri de mon évasion. Et
tout cela se fondait en une seule perception, celle du
vent froid contre mes joues, les yeux embués de larmes
non plus tirées de l’âme mais provoquées par l’air glacial. Tout revenait : les gens, les paysages, les couleurs, le
mouvement. Le bonheur me faisait crier au rythme du
galop. Le cheval gris que la cuisinière m’avait confié
semblait avoir lui aussi trop longtemps séjourné dans sa
stalle. Il bondissait sans que j’eusse besoin de le presser.
Les enfants qui nous voyaient passer riaient. Nous étions
une allégorie du bonheur et de la vie.
*
Vers huit heures du soir, la forêt était déjà noire qui
menait au prieuré de Saint-Martial, non loin de Montmorillon. Un frère avec une lanterne m’attendait. Je
trouvai refuge dans les murs inviolables du sanctuaire.
Je ne connaissais pas le prieur. Marc avait certainement fait en mon nom une offrande généreuse qui me
valut un accueil empressé mais froid. Ma présence ne
devait pas trop durer. La pire crainte des religieux était
que l’on me trouve chez eux et que je ne puisse plus
repartir. Aussi, après avoir pris quelques heures de repos
et nourri mon cheval, je quittai Saint-Martial à l’aube.
Il avait été décidé, quand nous en débattions avec
Marc, que la fuite se ferait en direction du sud-est. Mon
salut était d’abord en Provence où le roi René restait
maître chez lui. Au-delà, ce serait l’Italie.
Je sais aujourd’hui que, quand l’alerte fut enfin
donnée à Poitiers, la direction dans laquelle je m’étais
enfui constitua la première difficulté sur laquelle
butèrent mes poursuivants. D’aucuns pensaient que
j’irais vers l’est, par Bourges et jusque chez le duc de
Bourgogne. D’autres me voyaient fuir par le nord : Paris,
les Flandres. Mais Dauvet raisonna mieux. Il savait que
deux personnages seulement seraient heureux de m’accueillir : le dauphin et le roi René. Il envoya donc des
missives à Lyon avec ordre de surveiller au nord et au
sud de cette ville les points de passage vers le Dauphiné
ou la Provence. Cette clairvoyance me trompa. Ne rencontrant aucun obstacle pendant les premières étapes
de ma fuite, j’imaginai un peu trop vite que la voie était
libre. De monastère en château, je suivis strictement le
chemin que nous avions défini avec Marc. Les couvents
m’offraient la sécurité de leur franchise. Dans les châteaux, soigneusement choisis, je retrouvai des amis, des
associés, des débiteurs qui me firent tous un accueil
magnifique. Ce fut en quelque sorte un antidote au
poison du procès. Au défilé des envieux qui venaient me
dénoncer succéda la chaîne solide de l’affection et de la
reconnaissance. Novembre était pluvieux sur les chemins d’Auvergne. Mon cheval heureusement tenait bon
et mes vêtements, mille fois étendus le soir devant des
cheminées, me protégeaient des froidures. Dans les provinces désolées que je traversais, des traces de pillages
étaient parfois visibles, mais les bandes armées avaient
disparu et il n’y avait plus à craindre de faire de mauvaises rencontres. Enfin, j’atteignis l’autre versant : celui
qui descend vers la plaine du Rhône. L’horizon, lavé par
les pluies, laissait apercevoir une ligne vert et gris, quiétait la rive de Provence. Un vent, qui coulait du nord,
se mit à chasser les nuages. Je galopais vers le fleuve sous
un soleil blanc qui ne chauffait que l’âme. Je me voyais
sauvé. Je pensais à Guillaume et à Jean qui m’attendaient de l’autre côté.
Hélas, il me fallut revenir à la réalité. Dans un monastère où je fis halte, sur la voie Regordane, en haut des
dernières collines qui dominent le fleuve, les moines
m’informèrent que des soldats
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