Le Grand Coeur
maîtresse, il savait tout. Lemonde de Marc, soit dit en passant, n’était pas fait de
laideur. Pour lui, ces travers étaient des éléments naturels à la condition humaine. Il les observait sans porter le moindre jugement, avec la seule perspective de
les utiliser pour parvenir à ses fins. Il y avait en lui
quelque chose du procureur Dauvet. L’un et l’autre
acceptaient la loi, l’un celle des hommes et l’autre celle
de la nature. Face à de telles âmes, je me rendais compte
à quel point je vivais dans l’ignorance et le mépris de ces
lois, décidé à m’en affranchir. Nous représentions en
quelque sorte les deux pôles opposés et complémentaires de la conscience humaine : la soumission à ce
qui est et le désir de créer un autre monde. Quoique
je reconnaisse la valeur de ceux qui pensent comme
Dauvet ou comme Marc, je reste attaché à mes songes.
Car je suis persuadé que les hommes qui acceptent
entièrement les lois existantes peuvent vivre bien, se
hisser à de hautes fonctions, triompher des obstacles,
mais ils ne produiront jamais rien de grand.
Cependant, dans l’extrémité de dénuement où je me
trouvais, je n’avais d’autre choix que de m’en remettre
à Marc. Je lui étais infiniment reconnaissant de ses
efforts.
Marc ne se contentait pas de recenser les faiblesses
de la population du château. Il leur faisait subir un traitement subtil qui convertissait chacun de ces vices en
une même unité de valeur : l’argent. Qu’ils y parvinssent
par la voie de l’ivrognerie, de l’adultère ou de la cupidité, tous finissaient par se montrer vulnérables à ce
bien universel qui n’est rien mais vaut tout. Ayant affecté
chaque homme du château d’un prix, Marc se mit, avec
moi, à élaborer des plans plus précis qui nous permettraient de savoir de qui nous avions effectivement
besoin. Et donc, de combien.
*
Nous nous sommes déplacés hier, avec Elvira, pour
gagner la bergerie de son cousin et j’ai dû interrompre
mon récit. Nous sommes partis de nuit pour que nul ne
puisse indiquer aux espions qui me surveillent quelle
direction nous avons prise. L’île n’est pas très grande,
mais ces terres insulaires réservent toujours des surprises. En les voyant depuis les côtes, on ignore l’étendue
et surtout le relief de leur centre. Il nous a fallu prendre
d’étroits chemins de mulets, passer un pont de bois,
contourner des barres rocheuses.
Nous voici dans notre cassine de berger. Elle est bien
moins confortable encore que la maison d’Elvira. Mais,
au degré de pauvreté où je suis et si l’on en juge par les
palais qu’il m’a été donné de connaître, tout cela se
vaut.
La maison, comme nous l’espérions, a l’avantage
d’être très sûre. Pour l’atteindre, il faut gravir un sentier
en lacet. Tout autour, elle est protégée par des pentes
escarpées couvertes de buissons denses et d’épineux. À
supposer que l’on me trouve là, on ne pourrait monter
sans faire du bruit, et un chien pelé attaché à une chaîne
signale de loin toute arrivée. Une cave dont l’entrée est
dissimulée par un bouquet de buis me permettrait de
me cacher. Nous serons bien pour attendre la réponse
de Campofregoso. Elvira a mandaté une de ses amies au
port pour lui signaler toute arrivée de bateau génois.
Elvira se montre plus que jamais fidèle et aimante. J’aihonte de l’avoir soupçonnée. Quoi que je fasse, il reste
toujours en moi ce fonds de méfiance à l’égard des
femmes que j’ai longtemps cru procéder de l’expérience, mais qui est plutôt un signe d’orgueil et de
bêtise. Cet aveuglement me dispense d’être plus nuancé
dans la manière de les juger et surtout plus attentif à ce
qui rend chacune d’elles différente des autres. Je me
suis montré très tendre et très attentionné avec Elvira
ces derniers jours, pour racheter mes soupçons. Je ne
sais pas ce qu’elle comprend exactement de mes variations d’humeur. En tout cas, elle les considère avec placidité et ne change rien à son attitude.
*
Je ne vais pas entrer dans le détail du plan conçu par
Marc pour me faire évader du château de Poitiers. Ce
serait fastidieux et inutile. Disons seulement que ce plan
devait satisfaire à deux conditions : il fallait rendre ma
fuite possible et toute trace des complicités utilisées
pour y parvenir devait être effacée. Cette seconde nécessité venait du fait que plusieurs personnages-clefs de
mon évasion acceptaient de se
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