Le Grand Coeur
garde.
— Ami, ami, dit-il en approchant de lui.
L’autre ne s’y fiait pas. Il m’avait déjà aperçu pendant
la promenade et m’avait reconnu. Cependant, le ton
amical de Marc le désarçonna. Il abaissa son épée mais
son visage restait sévère.
— Où allez-vous ? C’est le prisonnier ?
Marc était maintenant tout près du soldat. Il souriait de toutes ses dents et son naturel, malgré les circonstances, était troublant. L’autre le laissa approcher à
une distance trop réduite, celle qui sied aux confidences
ou aux explications amicales. Il se rendit compte trop
tard de son erreur. Marc avait sorti un poignard et le lui
enfonçait dans le ventre. Le soldat reçut le coup avec
incrédulité. Mais presque aussitôt, il prit conscience que
la lame n’avait pas pénétré. Il portait une cotte de fer
sous sa tunique et l’arme n’avait pas pu la transpercer. Il
rendit alors le coup avec son épée et quoiqu’il fût trop
près et mal à son aise, Marc reçut le tranchant dans
l’épaule. Il eut alors une réaction magnifique qui mérite
à jamais ma gratitude. Il se tourna vers l’autre soldat et
cria :
— Si tu ne le tues pas, il va dire au roi que nous vous
avons tous achetés.
Cette révélation produisit un moment de stupeurgénérale. Marc en tira profit pour reculer mais pas assez,
hélas. Quand le soldat reprit ses esprits, il abattit sa
lourde épée sur lui et lui frappa le crâne. Un flot de
sang jaillit de la plaie et Marc tomba mort. Un court instant plus tard, avant que le meurtrier eût le temps de se
retourner, son acolyte, dans le lourd esprit duquel l’avertissement de Marc avait enfin pénétré, saisit le cou de
son collègue et, d’un seul geste, lui trancha la gorge.
L’autre à terre, le garde me fit signe alors de filer. Je
ne sus que bien plus tard qu’il avait fait disparaître les
deux corps en les jetant dans les douves. Personne ne se
soucia de la mort de Marc. Quant à la disparition de
l’autre garde, elle fut déguisée en désertion. C’était un
mauvais sujet, ancien écorcheur et assassin patenté : nul
ne s’étonna qu’il eût été chercher fortune ailleurs.
Je dévalais la ruelle en pente dans laquelle je m’étais
précipité. Tournant deux fois à droite et une à gauche, je
parvins à l’auberge où m’attendait la cuisinière amie de
Marc. C’était une fille rougeaude, un peu ronde, qui portait sur le visage les stigmates d’une vie de labeur et de
pauvreté. Quand elle me vit, elle se haussa pour regarder
derrière mon épaule si Marc me suivait. Elle me fixa, je fis
« non » de la tête, sans pouvoir rien dire d’autre. Elle
serra sa peine dans son cœur et la fit disparaître pour se
consacrer aux gestes prévus, mais je suis bien sûr qu’une
fois seule elle a dû beaucoup pleurer. C’était la grande
qualité de Marc. Aucune femme ne pouvait ignorer qu’il
était infidèle ou plutôt que sa présence n’était qu’un
moment destiné à durer un temps plus ou moins long,
mais toujours et, dès le départ, limité. Pourtant, il suscitait
un attachement sincère et profond qui avait la force de
l’amour, même s’il ne pouvait en prendre le nom.
La cuisinière me donna des vêtements chauds et me
conduisit jusqu’à une écurie où attendaient deux chevaux. Elle détourna le regard de celui qui était destiné à
Marc. Les fontes remplies de victuailles, une couverture
bien roulée sur la croupe, je montai en selle. Elle ouvrit
large le portail de l’écurie. Je sortis et lui pris la main au
passage. Nous échangeâmes un regard où la gratitude,
la tristesse et l’espoir se mêlaient en un seul éclat. Puis
je piquai les flancs du cheval et allai au trot jusqu’à la
sortie de la ville.
Tout avait été minutieusement répété avec Marc, si
bien que son absence ne compromettait pas la réussite
du plan. Pourtant, je ressentais douloureusement sa
perte. Il était la personne qui, ces derniers mois, avait
occupé toute la place dans mes pensées. Cette fuite était
une aventure conçue et rêvée ensemble. Je dus faire un
gros effort pour revenir à la solitude.
Octobre était déjà froid en Poitou. Des rafales de vent
du nord se faufilaient entre les bouchures qui clôturaient les champs. Je suivis la route prévue, croisai des
convois et des cavaliers qui me saluaient sans se douter
qu’ils s’adressaient à un criminel en fuite. L’air vif, les
couleurs pâles du ciel qu’une éclaircie avait troué
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