Le Grand Coeur
affirmaient tenir leur pouvoir de Dieu,
tels leurs ancêtres, à l’époque où le laboureur s’en
remettait au chevalier pour le défendre. Ils étaient
encore parés de l’immense prestige des croisades, qui
avaient fait revenir la vraie Croix au cœur de la chrétienté. Mes révoltes face aux humiliations que subissait
mon père étaient des enfantillages d’écolier : je savais,
même si je ne l’acceptais pas, qu’en devenant adulte, je
devrais moi aussi me soumettre. L’ordre des choses
nous paraissait immuable. Or, dès que je fus chez mon
beau-père, je compris qu’il n’y avait pas de fatalité à
la peur ni à l’abaissement.
Quand j’accompagnai Léodepart chez des seigneurs,
je mesurai la différence entre le traitement qui lui était
réservé et celui qui échoyait à un simple fourreur. Mon
beau-père était l’un des maillons de la chaîne solide,
quoique invisible, de l’argent. Les nobles le craignaient
et se gardaient bien de l’humilier.
J’étais marié depuis deux ans lorsqu’enfin le roi fou
mourut. Sa disparition n’apaisa rien, tout au contraire.
Il semblait que sa folie, qu’il avait tenue captive en sa
personne, s’était désormais répandue dans tout le pays.
Les princes se battaient entre eux plus que jamais. Personne ne semblait en mesure de recueillir l’héritage dusouverain. Le dauphin Charles avait laissé assassiner
Jean sans Peur, le duc de Bourgogne ; il était traqué,
combattu par tous, y inclus sa mère. Enfermée à Paris en
son hôtel, elle s’accordait avec les ennemis de son fils
pour confier le trône de France à un souverain anglais
de trois ans.
Un jour, je fis un voyage avec mon beau-père jusqu’en
Anjou, pour une affaire qui requérait sa présence. Pour
la première fois de ma vie, je m’éloignais de notre ville.
Je fus épouvanté par ce que je vis. Comme l’éclat d’un
verre qui se répand en craquelures secondaires sur une
large surface, bien au-delà du point de choc, la querelle
des princes se fragmentait en d’innombrables combats
locaux, qui ravageaient le pays. Nous traversâmes des
villages en ruine. Les granges, les étables et même les
maisons brûlées ne se comptaient plus. Des paysans
faméliques cultivaient de petits lopins à la lisière des
forêts pour pouvoir s’y cacher à la moindre alerte. Nous
étions à la fin de l’automne et il faisait déjà froid. Un
jour, nos chevaux furent arrêtés en pleine matinée par
une troupe de plusieurs centaines d’enfants errants,
rongés de teigne, nu-pieds dans la boue glacée. Ils faisaient moins peur que pitié. Un peu plus loin, nous rencontrâmes un petit seigneur et sa troupe en tenue de
chasse. Aux questions qu’il nous posa, nous comprîmes
qu’il était sur la piste de ce gibier de gamins sauvages et
comptait en abattre le plus grand nombre de « pièces »
possible. Il en parlait comme de sangliers ou plutôt
de loups. Il n’y avait plus d’espèce humaine dans ce
royaume, mais plutôt des tribus ennemies qui ne se
reconnaissaient même pas la dignité d’être des créatures
de Dieu.
Nous voyagions avec quatre hommes d’armes et nous
nous étions gardés de transporter quoi que ce fût de
précieux. Nous dormions dans des bourgs ou des châteaux forts où mon beau-père était connu. Il nous arriva
de ne trouver à l’endroit attendu que des ruines.
Je rentrai de ce voyage avec dans les narines une
odeur de mort et d’incendie. Au moins, j’étais éclairé
sur l’état du royaume. Ma méfiance, à l’endroit des
princes en particulier et de tous les seigneurs en général,
d’instinctive devint raisonnable. Ce que j’avais vu d’eux,
dans les antichambres où attendait mon père, m’avait
bien révélé leur vraie nature. L’époque de la chevalerie
était révolue. Non seulement, cette caste ne protégeait
plus personne, comme elle le faisait à l’époque de mes
ancêtres ; au contraire, c’était d’elle que venait désormais le danger. La folie du roi était-elle la cause ou la
conséquence de ces dérèglements ? Nul ne pouvait le
savoir. En tout cas plus rien ne demeurait à sa place.
L’honneur était devenu un motif non de respecter les
autres mais de les écraser. La supériorité de naissance
n’impliquait plus de devoirs pour celui qui en avait été
gratifié ; elle semblait lui donner le droit de mépriser
quiconque lui était inférieur, au point de le traiter
comme une bête, voire de disposer de sa vie.
Pire, non
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