Le Grand Coeur
content de ruiner leur nation, les seigneurs
étaient incapables de la défendre. À Azincourt, l’année
de mes quinze ans, ils avaient une fois de plus combattu
avec pour seul souci de se pavaner, d’illustrer leur
famille, d’obéir aux règles de la chevalerie, de manier la
lance avec dextérité et de déplacer avec élégance leurs
lourdes montures caparaçonnées. C’est ainsi que des
Anglais trois fois moins nombreux, grâce à de simplesarchers, vilains sans honneur, mais rusés et rapides, les
avaient anéantis. Et maintenant, après avoir été défaits,
voilà qu’ils acclamaient un roi étranger et mettaient le
pays sous la coupe d’un régent anglais dont la seule
ambition était de l’abaisser et d’en piller les ressources
jusqu’aux dernières.
Quand nous rentrâmes dans notre ville, il nous sembla
quitter l’enfer. Bourges n’était certes pas le paradis. La
ville, plus grise que jamais, vivait à son rythme alangui.
Loin s’en fallait que cette cité fût celle de mes rêves.
Au moins, elle était en paix. La sagesse du vieux duc
l’avait préservée de la ruine. Après sa mort, il avait laissé
ses biens en apanage au dauphin. Si bien que, devenu
roi, Charles continua d’y séjourner et en fit, faute de
mieux, sa capitale. J’eus l’occasion d’aller au palais à
plusieurs reprises, sans l’apercevoir. On disait que
depuis sa fuite de Paris au moment des grands massacres, il se tenait rencogné dans des pièces sans ouverture et ne donnait audience à personne. Il ne
restait d’ailleurs pas longtemps au même endroit, et
contraignait sa maigre cour à pérégriner de château en
château, comme un gibier traqué.
Nul ne savait ce qu’il adviendrait de ce souverain sans
royaume, que toute sa famille combattait. À l’époque et
malgré le rôle qu’il devait jouer par la suite dans ma vie,
il n’était, à mes yeux, qu’un prince parmi les autres et je
ne fondais aucun espoir sur lui. Mon père mourut
quand le dauphin Charles devint le roi Charles VII. Le
pauvre homme eut le temps de me dire qu’il fallait
reconnaître son autorité. Jusqu’au bout, il resta inquiet
du fond de rébellion qu’il sentait en moi. Et il est vrai,malgré l’affection que j’avais pour lui, que sa soumission
me semblait d’un autre âge.
La méthode de mon beau-père me semblait plus
séduisante. Il n’avait aucun attachement sincère à ceux
qu’il servait, pas plus le roi Charles que ses ennemis. Il
se contentait de tirer de chacun ce qu’il pouvait. Par sa
puissance financière et le besoin qu’on avait de ses services, il était toujours considéré.
Je m’efforçai de suivre ses traces. J’y parvins pendant
plusieurs années sans en retirer de grandes satisfactions.
Je ne m’en rendais pas compte. Il est un âge où l’on
peut forcer sa nature avec sincérité et se convaincre,
jour après jour, que l’on suit un chemin nécessaire alors
qu’il vous éloigne de votre volonté profonde et que l’on
s’égare. L’essentiel est de garder assez d’énergie pour
changer lorsque l’écart devient souffrance et que l’on
comprend son erreur.
Je décidai donc, parmi tous les commerces, de choisir celui de l’argent. À cette époque, c’était une matière
rare. La quantité de monnaie qui circulait suffisait à
peine aux échanges. Nombre d’affaires, faute de pouvoir être réglées en numéraire, donnaient lieu à des
paiements en nature ou à des lettres de crédit. Les
pièces les plus courantes étaient en argent, celles qui
avaient le plus de valeur étaient en or. Parmi tous
les obstacles qui freinaient le commerce, le manque de
liquidités était un des principaux. Ceux qui traitaient
de la monnaie occupaient une place convoitée. S’ils
étaient capables de prêter ou de faire parvenir de
l’argent à un créancier lointain en évitant l’aléa des
transports, ils disposaient d’un grand pouvoir.
Je crus d’abord qu’un tel pouvoir me satisferait. J’étaisgrisé par de petits succès qui, joints à la modeste somme
que m’avaient léguée mes parents et surtout à l’importante dot de Macé, me conféraient la flatteuse réputation d’être un jeune homme fortuné.
L’âge adulte avait fait de moi un grand garçon mince,
bombant le torse pour compenser la déformation de
naissance que Macé m’avait pourtant appris à regarder
sans horreur. Je m’efforçai d’être élégant en toutes circonstances publiques. J’avais aménagé un atelier
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