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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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seigneurs dévoyés. Il me semblait qu’il
y avait dans ces vies de chevalier-brigand une volonté de
s’affranchir de l’ordre et du destin qui n’était pas sans
rapport avec les ambitions que je nourrissais moi-même.
Mais nous atteignîmes le Rhône sans en avoir croisé
aucun.
    Notre ville est au confluent de petites rivières et je
n’avais jamais vu de grand fleuve. En longeant celui-ci,
sur la voie Regordane, je ne quittai pas des yeux ses eaux
puissantes. Avec elles, il me semblait déjà avoir une idée
de la mer. Le printemps était précoce et déjà chaud. Des
arbres fruitiers en fleurs coloraient les vergers. Bientôt
apparurent des espèces qui étaient inconnues dans nos
régions ou y prospéraient peu : les cyprès, plantés dans
les prés comme des petits clochers de verdure, les oliviers et les lauriers, d’un vert plus pâle que celui des
arbres de chez nous, des bambous qui prenaient des
tailles considérables... Tout était différent du Berry. Les
bois n’étaient pas sombres ; les insectes, dans les prés,
faisaient plus de bruit que les oiseaux ; les landes
n’étaient pas semées de fougères et de bruyères mais de
touffes sèches d’herbes odorantes. Les gens que nous
croisions avaient un parler d’oc bien différent de notre
langue et nous les comprenions à peine. La guerre avaitrépandu, comme ailleurs, la défiance et la crainte du
malheur. Toutefois, le naturel souriant et débonnaire du
peuple avait été préservé.
    À mesure que nous avancions, Gautier et moi, nous
devenions plus semblables. La chaleur nous avait fait
ôter les vêtements chauds, nous étions frères en chemise. N’eût été la différence de nos montures, rien n’aurait pu distinguer le serviteur du maître. Nos longues
étapes étaient silencieuses, car Gautier n’était guère
bavard. Bercé par le pas du cheval, je roulais des pensées
sans ordre. Quand il m’arrivait de considérer les trente-deux années écoulées de ma vie, j’étais étonné de les
voir ressembler si peu à l’homme que ce voyage révélait
à lui-même. Je sentais en moi, dépouillé de tout au
milieu de ces paysages écrasants, un appétit pour la
liberté qui rendait étonnant le peu d’usage que j’en
avais fait jusque-là.
    Je n’avais jamais connu que des gens de ma ville,
hormis Ravand et quelques rares négociants. Je connaissais leur origine, leur famille, leurs positions et pouvais
deviner leurs pensées. Avant mon départ, j’aurais dit
que ces références étaient nécessaires pour les échanges
humains. Pourtant, voyageur anonyme, sans aucune
marque de fortune ni d’origine, j’abordais sans crainte
et avec une immense curiosité des personnes que le
hasard mettait sur ma route, sans rien connaître d’elles.
Cet échange d’inconnu à inconnu se révélait infiniment
plus riche que l’habituel commerce entre gens qui
savaient déjà tout les uns des autres.
    J’avais toujours dormi à l’abri de murs épais et d’huis
clos ; la ville m’avait été une carapace sous laquelle j’étais
né et qui paraissait nécessaire à ma survie. Or, dans leschaudes régions où nous cheminions et quoique les
nuits fussent encore fraîches, nous prîmes l’habitude de
coucher dehors. Je découvris le ciel. Les étoiles, chez
nous, étaient la plupart du temps voilées par les nuages.
Il m’était arrivé de les contempler un moment après
souper pendant les nuits d’été, avant de regagner le couvert d’une maison. En voyage, j’étais livré à la nuit.
Quand le feu du repas mourait en braises, la terre, entièrement obscure, laissait éclater au-dessus de nous le cri
des étoiles que l’obscurité du ciel dégagé de nuées
faisait briller jusqu’à les rendre aveuglantes. J’avais le
sentiment d’avoir brisé ma coquille. Je n’étais peut-être que le dernier de ces astres, le plus insignifiant et
le plus éphémère mais, comme eux, je flottais dans une
immensité sans limites ni murs. Quand nous entrâmes
dans Montpellier, j’étais devenu un autre homme : moi-même.
    J’aurais pu disposer dans cette ville de nombreux
appuis, en particulier dans la société des changeurs et
autres facteurs de commerce. Tôt ou tard, les gens sauraient qui j’étais et je n’entendais pas le leur dissimuler.
Mais je ne voulais pas que le premier abord fût celui
de mes anciennes qualités. J’entendais repartir de zéro
et faire de ma vie une table rase. Nous nous installâmes
dans une auberge. En

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