Le Grand Coeur
discutant avec des inconnus, j’appris beaucoup sur la ville et ceux qui y pratiquaient le
commerce avec l’Orient. Une « muda » de navires vénitiens passait chaque année et faisait escale à Aigues-Mortes. Depuis deux ans, les Vénitiens n’avaient pas
paru et il se disait que cette saison encore, ils ne viendraient pas. La ville était partagée dans ses commentaires quant à la cause de cette défection. La seule certitude était que les produits d’Orient manquaient déjà et
que leur prix atteignait des sommets.
Je mis à profit ces journées pour visiter la région et me
représenter la disposition et la richesse relative de ses
villes. C’est au cours d’un de ces voyages que je découvris la mer.
La campagne s’était faite plate, les arbres rares et des
buissons de bambous craquaient sous un vent qui rabattait des odeurs inconnues. Nous nous étions égarés et
nos montures avançaient d’un pas lourd sur un chemin
étroit de sable et de cailloux blancs. À un moment, une
relevée de terre couverte de plantes grasses et d’herbes
en touffes nous cacha l’horizon. Nous la gravîmes et,
soudain, le rivage nous apparut. Toutes ces années passées ne m’ont jamais fait oublier ce premier instant. Une
brume de soleil et d’eau mêlait, au lointain, la mer et le
ciel. Une bande de sable fin, très large, séparait les dernières avancées de la terre de l’assaut des vagues. Ainsi,
conformément à mes rêves, j’avais la preuve que le
monde solide sur lequel se déroulaient nos vies ne couvrait pas toute la terre. Il se terminait en ce lieu et cédait
la place à une onde immense d’où pouvaient jaillir bien
d’autres réalités. J’avais hâte de m’élancer vers elles. En
même temps, si je n’avais pas entendu parler de bateaux
et de marins, jamais je n’aurais cru possible de défier ce
milieu liquide, battu par le vent, agité de vagues et de
houle, séduisant et hostile comme la mort.
Nous restâmes longtemps sur le rivage, ce premier
jour, au point que le soleil nous brûla le visage. Nous
vîmes passer des voiles, à distance de la côte, et j’observai
ce miracle avec plus d’étonnement encore que la mer.
De toutes les industries de l’être humain, la navigationme parut la plus audacieuse. Chevaucher les flots, livrer
son sort à l’errance du vent et aux turbulences des eaux,
partir en direction de rien avec l’espoir, sinon la certitude, d’y rencontrer quelque chose, ces activités de
marins me semblaient être le fruit de rêves plus fous
encore que les miens.
Nous rentrâmes. Dès lors, je n’avais plus qu’un désir :
m’embarquer, mettre cap au large et puisque le savoir-faire des capitaines rendait la chose possible, naviguer
jusqu’en Orient.
Mon valet Gautier s’était montré discret pendant
notre voyage. Il m’avait laissé tranquille et je lui en étais
reconnaissant. Mais seule la crainte et une certaine timidité l’avaient rendu silencieux. Ce n’était pas sa vraie
nature. Il était en réalité plutôt bavard et se liait d’amitié avec aisance. Cette qualité n’était pas dépendante
de la langue. En cette contrée où il se faisait à peine
comprendre, il tenait de longues conversations avec
tous ceux que nous rencontrions. Je mis à profit ce
talent pour faire de lui mon informateur. À Aigues-Mortes, il noua des amitiés avec des pêcheurs et toutes
sortes d’hommes de mer. Il apprit ainsi que se préparait
une expédition vers les échelles du Levant. Une galée
était en train d’être chargée sur le port. Elle était la propriété d’un marchand de Narbonne qui avait pour nom
Jean Vidal.
J’allais voir le vaisseau. Il était beaucoup plus grand
que les barques de pêcheurs et même que la plupart
des naves de commerce. Du quai, il me semblait haut
comme plusieurs maisons. Un panneau de bois peint,
à l’arrière, annonçait son nom : Notre-Dame et Saint-Paul .
Sa coque était un ouvrage du même bois qui formait lesmurs et le toit de ma maison d’enfance. Mais ces poutres,
au lieu d’être posées sur le sol ferme, s’élevaient dans
les airs et dansaient au gré des vagues. Des hommes
débarquaient des balles de drap d’une charrette et s’apprêtaient à les charger dans les soutes. Ils me firent
comprendre que le départ était proche. Nous filâmes
jusqu’à Narbonne. Dans nos bagages, je tenais, plié, un
costume de velours et les accessoires propres à me faire
reconnaître par un bourgeois comme l’un des
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