Le Grand Coeur
siens. Je
me fis annoncer par Gautier. Jean Vidal me reçut aimablement. C’était un homme de mon âge, l’œil rusé, la
bouche fine de celui qui compte ses paroles et les serre
en son esprit avec autant de prudence qu’il enferme son
argent dans ses coffres. Avec cela, aimable et bien disposé. Il me confia que la galée était déjà armée. Un
groupe de négociants de Montpellier y avait pris des
parts. Le chargement était complet. J’insistai pour me
joindre à l’affaire. Quand nous nous étions présentés,
j’avais mis en avant la charge de monnayeur que j’avais
exercée à Bourges et nous avions évoqué le nom de plusieurs gros marchands du Languedoc avec lesquels
j’avais été en affaires. Vidal marquait un grand respect
pour notre ville qu’il voyait, non sans raison, comme la
nouvelle capitale du royaume. Ces relations le disposaient bien à mon égard et il chercha à m’agréer. Nous
convînmes que j’embarquerais avec mon valet mais ne
prendrais au chargement qu’une part symbolique. J’acceptai d’autant plus volontiers que j’avais seulement
emporté de l’argent, et fort peu de marchandises (en
tout, un ballot de fourrures précieuses dont je comptais
me servir en chemin pour acquérir ce dont nous avions
besoin).
Ainsi, moins d’une semaine plus tard, je gravissais
la planche de bois qui servait de passerelle et montais
sur la galée. J’y rencontrai une dizaine d’autres passagers. Ils avaient fait leurs adieux aux familles et se trouvaient dans cet état d’esprit exalté et inquiet qui précède toujours les départs. Ils parlaient fort, riaient,
apostrophaient des gens sur le quai pour leur remettre
un dernier billet, lancer une ultime recommandation.
Je compris que la plupart n’avaient jamais pris la mer.
Le patron du bateau, Augustin Sicard, circulait entre les
voyageurs et s’efforçait de les calmer, en prononçant
des mots rassurants. Avec son teint de santé et son
ventre rebondi, il me fit l’effet d’un laboureur. Je m’étais
sans doute trompé sur les marins. J’avais vu en eux
des rêveurs visionnaires. Sicard me laissa penser qu’ils
étaient peut-être plutôt de la race antique des paysans.
Frustrés par les limites de leurs champs, ils avaient
décidé de prolonger à la surface des eaux les sillons
qu’ils traçaient d’ordinaire dans la glèbe...
Les rameurs, à leurs bancs, n’étaient pas bien différents. Ils avaient l’air résigné des hommes qui travaillent
dans la nature. Leurs mains calleuses étaient posées sur
le bois rond des longues rames comme elles l’avaient été
auparavant sur le manche poli de leur houe. Nous partîmes au petit matin. La plupart des passagers se tenaient
à l’arrière, agitant les mains et contemplant leur ville
qui s’éloignait. Moi qui n’avais personne à saluer sur le
quai, je m’étais placé près de l’avant, nez au large. Tout
était nouveau, effrayant et prometteur : le craquement
des bois, l’agitation du plancher qui s’élevait et s’abaissait en suivant le relief de la mer, le soleil qui parut dans
une trouée de nuages et d’eau. Le vent rabattait desodeurs marines et des perles d’eau salée, tandis qu’au-dedans le navire sentait la sève et la sueur, les victuailles
et la poix.
Rien ne pouvait m’apporter autant de bonheur que
cette naissance à une vie inconnue qui promettait tout à
la fois la beauté et la mort, les privations aujourd’hui et
demain, sans doute, la richesse. À rebours de la vie bourgeoise qui m’avait apporté la sécurité, l’existence d’aventures qui s’ouvrait à moi rendait possible le pire mais
aussi le meilleur, c’est-à-dire l’inconcevable, l’inattendu,
le fabuleux. J’avais enfin le sentiment de vivre.
II
LA CARAVANE DE DAMAS
Avant-hier, en accompagnant Elvira en ville, j’ai bien
failli être découvert. L’homme qui me recherche était
en grande discussion avec deux autres personnages qui
semblaient eux aussi étrangers. Je les observais de loin,
adossé au mur de la capitainerie du port. Soudain, je les
vis avancer dans ma direction. J’avais été distrait par les
manœuvres d’un bateau dans la darse et, au moment où
je me rendis compte qu’ils venaient vers moi, ils étaient
déjà tout près. Je n’avais pas pris garde qu’à cette heure
de midi les passants s’étaient faits plus rares. Les
inconnus avaient sans doute besoin d’un renseignement. Ils voulaient m’aborder parce que j’étais la
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