Le Grand Coeur
Nous étions là tous
les six, allongés en ce jardin dont les couleurs, l’ombre,
la fraîcheur étaient harmonieusement combinées pour
flatter nos sens. Nous dégustions ces divins sorbets, une
des plus ingénieuses inventions humaines qui supposait
de s’être rendu maître de nombreuses autres. Nos vêtements étaient neufs, cousus dans le bazar sur le modèle
de ceux que nous avions apportés, mais faits de tissus
finement tissés et imprimés de motifs subtils. Notre peau
exhalait les huiles parfumées dont les bains quotidiens nous oignaient. Et voilà que, devant nous, ce rustaud aux cheveux gras, qui se démangeait de vermine
sous ses vêtements maculés, et nous gratifiait malgré la
distance d’odeurs écœurantes de corps et de bouche,
venait proclamer son intention d’apporter ici, par le feu
et par le glaive, la civilisation.
Jamais encore, je n’avais eu l’occasion de contempler
devant moi, à l’état naturel et coupé de son milieu nourricier, un spécimen de ces chevaliers qui, après avoir été
notre gloire, étaient désormais les instruments et les
symboles de notre ruine. Leurs aïeux pensaient à Dieu :
eux ne pensaient qu’à eux-mêmes, à cet honneur qui
leur venait en héritage et qu’ils chérissaient plus que
tout.
Leur désir n’était que de se battre, mais ils s’en montraient incapables. Dans les batailles, qu’ils avaient
toutes perdues, ils ne se souciaient pas de discipline, de
tactique ni de victoire. Ils mouraient en gloire et cela
seul comptait. Peu leur importaient les princes prisonniers, les rançons à payer, les terres perdues, les peuplesruinés. Peu leur importait que pour nourrir leur oisiveté guerrière, il faille que les bourgeois se saignent, que
les paysans jeûnent, que les artisans travaillent à perte.
En France, cet entêtement passait pour de la noblesse
d’âme.
Mais dans ce jardin, devant ces deux individus grossiers, dépouillés de leur armure et de leur prestige, qui
se curaient les dents avec le tranchant de leurs ongles
sales, la vérité éclatait. Une pensée me traversa l’esprit,
que j’aurais chassée en France avec épouvante mais
qui m’apparut comme une évidence incontestable. Il
était heureux que les croisés n’aient pas réussi à
conquérir l’Orient. Et il était nécessaire qu’ils n’y parviennent jamais.
Par contraste, notre position de marchand, que j’avais
toujours accepté de regarder comme la regardaient
les nobles, c’est-à-dire triviale, matérielle et sans honneur, m’apparut tout autre. Nous étions les agents de
l’échange et non de la conquête. Notre vocation était
d’apporter à chacun le meilleur de ce que produisait
l’autre. Nous avions, nous aussi, à notre manière, l’ambition de nous approprier la civilisation des autres,
mais en contrepartie de ce qu’ils pouvaient désirer de
la nôtre. La destruction, le pillage, l’asservissement
nous étaient étrangers. Nous n’entendions capturer que
des proies vivantes.
Après avoir tiré de nous tout ce qu’il pouvait, Bertrandon se mit à discourir interminablement sur la situation de Constantinople, réduite à rien et qui payait le
tribut aux Turcs, sur les Ottomans, qu’il respectait et
opposait aux Arabes dont il avait horreur, sur la politique des villes latines, Venise et Gênes, que leur rivalitén’empêchait pas d’empiéter chaque jour un peu plus
sur les territoires byzantins ou les possessions arabes.
Je ne l’écoutais déjà plus. Cette rencontre, pour
déplaisante qu’elle eût été, m’avait ramené en Occident. De toute façon, notre séjour prenait fin. Il nous
restait deux courtes journées avant de repartir vers
Beyrouth pour retrouver la galée.
Avant de voir Bertrandon, j’aurais regretté ce départ.
Désormais, je le désirais.
*
Le retour fut un bonheur. Je regardais chaque journée
qui me rapprochait de chez moi comme un don précieux. Pourtant, le voyage se révéla bien plus pénible
qu’il ne l’avait été dans l’autre sens. Nous essuyâmes de
gros orages qui mirent le bateau à mal. Finalement,
devant l’île de Corse, un dernier grain nous drossa
contre des rochers. Je faillis me noyer, emporté par les
rouleaux. En me débattant dans l’écume, ma main
gauche se planta contre ces animaux de mer semés
d’épines qui prolifèrent sur les fonds et les rochers. Plusieurs dizaines de petites pointes noires se plantèrent
dans ma chair. Nous ne fûmes secourus par les habitants
de
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