Le Grand Coeur
liens qui me rattachaient à ma vie
d’avant, abandonner la galée, partir vers le complet
inconnu et me livrer à ses décrets. Cette caravane, tout à
coup, venait m’indiquer la direction à suivre.
J’errai parmi les chameaux, effleurant leurs crins du
bout des doigts, soumis à une effroyable tentation. Je
m’enfonçai dans la masse compacte des bêtes qui piétinaient la poussière en attendant le signal du départ. Il
serait donné à la tombée du soir. Mes compagnons me
cherchèrent pendant toute la journée, car notre petite
troupe devait, elle, partir au même moment pour Damas
dont nous étions à peu de distance. Quand ils me retrouvèrent, je refusai d’abord de les suivre et restai sourd à
leurs questions. Ils crurent à une maladie mystérieuse
qui m’aurait ôté la raison et peut-être l’entendement.
Finalement, je les rejoignis mais restai prostré encore de
longues heures, hagard, perdu dans mes pensées, le
visage déformé par un rictus de douleur.
Finalement, le souvenir de Macé et de nos enfants
eut le dessus et je rassemblai assez de force pour repousser la tentation de partir sans retour. Mes camarades seréjouirent que je revienne à moi et que j’accepte finalement de les suivre. Mais ils n’avaient rien compris au
combat qui s’était déroulé en moi. Comment leur expliquer que je venais de rejeter les mille vies que j’aurais
pu vivre au profit d’une seule, à laquelle se bornerait
désormais mon horizon ? Je portai en moi le deuil douloureux de ces destins imaginaires. Cet instant fut le
plus grand tournant de mon existence. J’étais parti pour
Damas en ayant des désirs innombrables et j’y arrivai
privé de ces promesses. Il me restait une seule chose à
faire : rendre la seule vie qui m’était donnée riche et
heureuse. Ce serait déjà beaucoup mais ce serait peu.
J’avais remis pour longtemps le léopard dans son sac.
*
Par chance, cette crise est survenue aux environs de
Damas. Entrer dans une telle ville au moment où je me
sentais commencer une nouvelle vie, dépouillée de
toutes les autres, fut une consolation et un bonheur. Ce
que j’avais ressenti à Beyrouth était encore plus manifeste à Damas : cette ville était vraiment le centre du
monde.
Elle avait pourtant subi de graves destructions, qui
n’étaient pas seulement le résultat des guerres contre les
Francs, mais aussi des incursions turques. La dernière
en date, quelques années avant mon passage, était celle
de Tamerlan. Il avait incendié la ville. Les poutres
d’ébène et les vernis de sandaraque avaient brûlé en
torche. Seule la Grande Mosquée des Omeyyades avait
échappé au désastre. La ville n’était pas encore complètement reconstruite quand j’y arrivai. Pourtant, elledégageait une impression de puissance et de richesse
inouïe. Les caravanes s’y dirigeaient d’abord et ses marchés étaient encombrés de toutes les merveilles que l’industrie humaine peut produire. Le mélange des races y
était encore plus étonnant qu’à Beyrouth. Les chrétiens
avaient été, disait-on, passés au fil de l’épée jusqu’au
dernier par les Mongols. Mais de nombreux marchands
latins étaient revenus et circulaient dans les rues. Des
Cordeliers nous accueillirent dans un monastère qu’ils
tenaient à disposition des pèlerins et des chrétiens de
passage. Damas était reliée au Caire et à de nombreuses
villes par un service de courriers rapides montés sur des
chameaux. Nous reçûmes des nouvelles de nos compagnons restés en Égypte et pûmes leur en envoyer.
Surtout, Damas comptait de fabuleux jardins. Cet art,
poussé à l’extrême de son raffinement, me parut être,
autant que l’architecture, le signe d’une haute civilisation. Enfermés dans leurs châteaux forts, menacés sans
cesse de pillages, les nobles de chez nous n’avaient pas
le loisir d’ordonner la terre comme ils le faisaient de
la pierre. Nous ne connaissions que deux mondes : la
ville ou la campagne. Entre les deux, les Arabes avaient
inventé cette nature réglée, hospitalière et close qu’est
le jardin. Pour cela, ils avaient simplement inversé toutes
les qualités du désert. À l’immensité ouverte, ils substituaient la clôture de hauts murs ; au soleil brûlant,
l’ombre fraîche ; au silence, le murmure des oiseaux ; à
la sécheresse et à la soif, la pureté des sources glacées
qui coulaient en mille fontaines.
Nous découvrîmes à Damas bien d’autres
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