Le Grand Coeur
raffinements, en particulier, le bain de vapeur. J’en usais
presque chaque jour et y ressentais un plaisir inconnu.Jamais, jusque-là, je ne m’étais laissé aller à penser que
le corps pût être en lui-même un objet de jouissance.
Nous étions accoutumés depuis l’enfance à le tenir couvert et caché. L’usage de l’eau était une obligation
pénible sous nos climats, car elle était le plus souvent
froide et toujours rare. Le contact des sexes se faisait
dans l’obscurité de lits fermés de courtines. Les miroirs
ne reflétaient que les atours qui couvraient les corps
habillés. À Damas, au contraire, je découvris la nudité,
l’abandon à la chaleur de l’air et de l’eau, le plaisir d’un
temps occupé à rien d’autre qu’à se faire du bien.
Puisque je n’avais qu’une vie, tant valait qu’elle fût
pleine de bonheur et de volupté. Je me rendis compte,
en suant dans les bains de vapeur parfumée, combien
cette idée était nouvelle pour moi.
C’était peut-être la plus étonnante particularité de
Damas, qui complétait ma compréhension de l’Orient.
Elle était le centre du monde, mais elle faisait usage de
cette position pour accroître le plaisir et non pas seulement la puissance de ceux qui y vivaient. La raison d’être
des caravanes qui convergeaient vers la ville était certes
le commerce. Les biens entraient et sortaient, s’échangeaient et apportaient des profits. Mais la ville prélevait
sa part sur toute chose de valeur et ceci à une seule fin :
servir à son bien-être. Les maisons étaient ornées de
tapis précieux. On mangeait dans les plus rares porcelaines. Partout flottaient des odeurs suaves de myrrhe et
d’encens ; les nourritures étaient choisies et l’art des
cuisiniers les assemblait avec talent. Des lettrés et des
savants étudiaient en toute liberté et disposaient dans
leurs bibliothèques d’ouvrages de toutes provenances.
Cette conception du plaisir comme fin ultime del’existence était une révélation pour moi. Encore avais-je conscience de ne pas en mesurer toute l’étendue car,
nous autres chrétiens, n’avions pas accès à celles qui
étaient à la fois les bénéficiaires et les dispensatrices
suprêmes de ces plaisirs, c’est-à-dire les femmes. Nous
étions sévèrement surveillés sur ce point et toute
intrigue menée avec une musulmane nous eût valu la
décollation. Cependant, nous les apercevions. Nous les
rencontrions dans les rues, nous croisions leurs regards
à travers leurs voiles ou les grilles de leurs fenêtres, nous
distinguions leurs formes, nous humions leurs parfums.
Quoique recluses, elles nous semblaient plus libres que
nos femmes d’Occident, plus dédiées à la volupté, et
promettaient des plaisirs que le corps révélé au hammam
nous donnait l’audace d’imaginer. Nous sentions que
l’intensité de ces plaisirs pouvait nourrir des passions
violentes. Les étrangers se répétaient des histoires sanglantes de jalousies ayant conduit au meurtre et parfois
au massacre. Loin de provoquer une répulsion, ces
excès ne faisaient qu’accroître le désir. Plusieurs marchands avaient payé de leur vie l’incapacité où ils avaient
été de résister à ces tentations.
Revenu à ma seule vie, j’étais, moi, habité par le souvenir de ma seule femme, à laquelle je pensais beaucoup. Je l’imaginais partageant ces plaisirs avec moi et je
me promis de lui en rapporter les instruments. J’achetai
des parfums, des tapis et des rouleaux de bocassin, cette
étoffe semblable à de la soie, que les artisans de la ville
fabriquent eux-mêmes avec du coton.
Un mois passa ainsi, et nous allions repartir quand
nous fîmes une étonnante rencontre. Nous étions
allongés sur des coussins de cuir, occupés à goûter desgâteaux très sucrés et de toutes les couleurs, quand
notre guide, un Maure qui nous accompagnait depuis
Beyrouth, nous annonça la visite de deux Turcs. Il avait
prononcé ces mots en riant et nous ne comprîmes pas
tout de suite ce qui motivait son ironie. Le mystère se
dissipa dès qu’apparurent les Turcs en question.
C’étaient deux géants mal peignés, le visage couvert
d’une barbe négligée. À la manière dont ils portaient
leur accoutrement, il n’était que trop apparent qu’il ne
leur était pas naturel. Dès qu’ils ouvrirent la bouche, il
n’y eut plus aucun doute : c’étaient des Francs déguisés.
Le plus âgé, un rouquin aux cheveux dégarnis, se présenta avec la
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