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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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l’île que pour tomber dans une infortune plus
grande. Un soi-disant prince, bandit sans honneur qui
règne sur ces côtes, s’empara de tous nos biens et nous
jeta en prison. Nous y restâmes plusieurs semaines, en
attendant qu’une rançon fût payée par Vidal.
    Finalement, nous sommes arrivés à Aigues-Mortes
au commencement de l’hiver. Ma main avait enflé
et l’infection s’y était mise. À un moment, je craignis dela perdre, et même la vie. Quand je parvins à la guérison, je compris que ces craintes m’avaient préservé
du regret d’avoir été délesté de tout. Avant la Noël, je
repris avec Gautier la route du Rhône pour rentrer
dans notre ville et j’étais sans le sou. Vidal espérait être
payé de nos pertes par une lettre de marque. Dès qu’il
l’aurait obtenue, et il l’obtint, des corsaires pourraient
attaquer des bateaux appartenant à la nation qui nous
avait dépouillés. Le butin nous servirait de compensation. Ce procédé était efficace et atténuait les risques de
la navigation. Cependant il était lent et n’empêchait pas
que, dans l’immédiat, nous fussions ruinés.
    Le plus étrange est que ce dénuement, loin de m’accabler, me remplit d’un plaisir inattendu. Je me sentais
nu comme un nouveau-né. Et, en effet, c’était à une
nouvelle vie que je naissais. J’avais fait le deuil de mes
rêves et je les avais remplacés par des souvenirs. Je revenais plein de projets ambitieux, plus riche que si j’avais
porté avec moi quelques pièces de soieries ou des ballots
d’épices. Ma richesse était encore invisible, en devenir.
Je celai en moi ce bien précieux, monnaie dont je ne
savais encore ce qu’elle me permettrait d’acquérir. Mais
j’avais confiance.
    De Montpellier, j’avais envoyé par un courrier un message à Macé. Je savais qu’elle m’attendait. Les dernières
semaines, le désir d’elle me brûlait. Ma main grêlée de
cicatrices me laissait le souvenir d’avoir caressé le diable.
La pensée de cette épreuve donnait d’autant plus de
prix à la douceur. Je criais dans mon sommeil. Ma main
valide se tendait vers la peau blanche et douce de Macé,
cherchant à échapper à la fourrure blessante de la bête
qui me poursuivait dans l’eau des songes.
    Le vent sur la plaine était contraire et nos montures
luttaient d’un pas fatigué. L’arrivée fut un interminable
calvaire pendant lequel la cathédrale, dont les tours
affleuraient à l’horizon, semblait ne jamais devoir approcher. Enfin, il y eut notre pas sonore dans les rues obscures et vides, les coups frappés à la porte, le judas qui
s’ouvrit puis les larmes, les cris, les caresses. La nuit fut
pleine d’un plaisir si longtemps attendu qu’il en devenait douloureux.
    Il nous fallut près d’une semaine pour tresser de nouveau nos vies l’une à l’autre. Je racontai tout et Macé fit
revivre pour moi les mille événements du petit monde
immobile qui m’avait attendu...
    *
    Je ne reconnus pas ma ville. Dans mon souvenir, elle
était noire et grise, perpétuellement obscure. J’arrivai
par un jour de la fin du printemps, lumineux et ensoleillé. À l’ardeur du soleil, en ces parages, se mêlait une
humidité aigrelette qui donnait à la chaleur une qualité
bien différente de celle qu’elle avait en Orient. Le mot
de douceur venait immédiatement à l’esprit pour désigner ce bien-être ensoleillé.
    Les premiers jours, avant d’affronter la cité, je fis de
longues promenades dans les marais. J’y vis le moyen de
reprendre pied doucement dans la ville, de m’habituer
à elle. En cheminant à l’ombre des saules, parmi les
barques noires, je voyais danser la lumière sur le courant
et des touffes d’algues longues battre au fond de l’eau,
comme des drapeaux. Avant de retrouver ma maison
et ma famille, j’avais besoin de reconnaître la terre oùj’étais né et d’éprouver le besoin de m’y arrêter, au point
d’être reconnaissant à la Providence de m’y avoir fait
venir au monde.
    Après l’arrivée et ses effusions, l’effet véritable du
voyage apparut : tout m’était de nouveau familier et
tout, pourtant, me semblait méconnaissable. Rien n’allait plus de soi. Malgré moi, je comparais. Nos maisons,
par exemple, qui avaient fait auparavant ma fierté
comme tout citoyen de cette grande ville, me parurent
modestes, rudimentaires, petites. Avec leurs poutres
apparentes sur les façades, leurs losanges de bois et leurs
larges piliers

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