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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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maladie. Il était
à l’image de ce pays : plein de courage, de talent, de
volonté, mais sans que ces qualités puissent se donner
carrière à cause des circonstances. Je n’étais pas différent de lui, à ceci près que je savais, moi, qu’existaient
ailleurs les conditions favorables à l’emploi de ces dons.
    Je proposai à Guillaume que nous travaillionsensemble et, en premier acompte de son salaire, j’offris
de solder ses dettes séance tenante. Il se mit à trembler
de tous ses membres. D’un autre que moi, il aurait craint
une offre semblable et aurait hésité à se livrer à une
volonté inconnue. Mais j’étais celui qui l’avait sauvé une
première fois et il ne m’avait pas oublié. Il s’agissait
seulement de reprendre notre ancienne équipée. Il se
leva, m’embrassa puis fléchit un genou devant moi
comme un seigneur qui fait allégeance. La chevalerie
était encore à cette époque notre seule référence.
Quand, par la suite, nous évoquions ce premier contrat,
nous en riions. Il n’empêche qu’il était plus fort qu’une
signature et que nul ne l’a jamais contesté.
    Le deuxième homme qu’il me fallait était Jean que
nous appelions le petit Jean dont le nom véritable était
Jean de Villages. L’affaire était autrement plus délicate.
Jean était plus jeune que moi. Il faisait partie de cette
troupe de gamins que fascinait Éloi, notre ancien camarade prétendument chef de bande. La mésaventure du
siège de Bourges l’avait détourné d’Éloi, mais ce fut
pour lui donner des modèles encore moins recommandables. Jean s’était d’abord tourné vers moi. Malheureusement je n’avais aucun goût, à l’époque, pour la direction des consciences et j’avais refusé. Je ressentais chez
lui une énergie mauvaise, un enthousiasme destructeur
qui le portait à vouloir s’en prendre à toute autorité.
C’était par nature un rebelle. Il était l’un de ces êtres,
j’en ai rencontré quelques-uns par la suite, qu’une plaie
invisible, jamais cicatrisée, ouverte dans l’enfance par la
violence d’un proche, conduit leur vie durant à hurler
une haine indistincte. La violence qu’ils pratiquent n’est
en rien nécessaire pour ses résultats, elle a pour vertu dedonner issue à l’humeur mauvaise qui s’accumule avec
douleur dans leur âme blessée. Il avait tué son premier
homme à quinze ans.
    C’était dans le tumulte de la guerre, pour le compte
d’un capitaine, et nul ne lui en avait tenu rigueur. Il
avait suivi ce chef de bande et rejoint les armées du roi
Charles. On l’avait vu à Orléans quand la Pucelle avait
repris la ville. Il était au sacre du roi à Reims. Mais dès
le lendemain, comme s’il lui répugnait de servir un
homme qui était désormais légitime, comme s’il n’avait
trouvé sa place que dans la résistance et les causes perdues, il avait quitté l’armée. On disait qu’il était revenu
dans le pays. Il avait monté une affaire de commerce de
vin et avait envoyé quelques convois auprès de ses
anciens compagnons d’armes pour les désaltérer. Hélas,
l’entreprise avait périclité. Il avait disparu. Guillaume,
qui était resté son ami — et c’est en cela qu’il me serait
d’abord utile — croyait savoir que Jean avait rejoint dans
le Lyonnais un seigneur fou du nom de Villandrando. Il
y avait gagné une blessure à la cuisse qu’il était revenu
soigner en Berry. Il vivait sous la protection des seigneurs d’Aubigny, à qui il avait dû rendre des services
inavouables. J’allai le rencontrer là-bas. Guillaume
l’avait prévenu de ma visite. Je m’attendais à trouver un
écorcheur et, à vrai dire, je craignais que le vin et la
débauche propre aux gens de guerre ne l’eussent perdu.
    À ma grande satisfaction, je découvris un homme en
parfaite santé. Il me dépassait de plus d’une tête. Son
corps, que moulait une chemise serrée, était svelte et
musclé. La vie au grand air l’avait hâlé et il avait sur les
joues la trace brillante d’une barbe blonde. La blessure
de sa jambe était presque guérie et donnait seulementun peu de raideur à sa démarche. De l’enfant qu’il avait
été et que j’avais connu restaient seulement deux yeux
bleus, joyeux comme le sont ceux des gens qui souffrent,
infirmes du corps ou de l’âme. Les premières minutes
seraient décisives, je le savais. Soit nous étions devenus
des étrangers et je n’aurais rien à espérer de lui. Soit,
conformément à ce

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