Le Grand Coeur
corniers, elles sentaient encore la cabane.
J’avais vu en Orient des palais de pierre, des villes denses
que perçaient à grand-peine des rues étroites bordées
de maisons à étages. Notre richesse me sembla pauvre.
Une autre réalité qui s’était révélée pendant ce voyage
était la longue présence du temps. Jusque-là, je n’avais
remarqué autour de moi que les traces d’un passé relativement proche. La cathédrale et les principaux monuments de notre ville dataient d’un siècle, de deux tout
au plus. L’Orient m’avait fait rencontrer des vestiges
beaucoup plus anciens. J’avais eu le loisir, à Palmyre,
de visiter les ruines laissées par Rome et, au cours du
voyage, il m’était arrivé à plusieurs reprises d’apercevoir
des temples grecs. En rentrant, je remarquai pour la
première fois que notre ville était elle-même semée de
restes antiques. Le plus impressionnant d’entre eux était
ce rempart qui entourait la colline sur laquelle était
bâtie la cathédrale. J’étais passé mille fois sous ces
grosses tours édifiées de loin en loin, mais je ne les avais
jamais reliées à ces Romains dont nous parlaient les
Évangiles. Cette découverte, si insignifiante qu’ellepuisse paraître, eut sur moi une grande influence. Je
n’avais conçu l’ailleurs que dans l’espace : pour voir
bouger les choses, il fallait bouger soi-même. Je compris
que le temps opérait lui aussi sur les choses. En restant
au même endroit, on pouvait assister à la transformation
du monde. Ainsi les remparts réputés imprenables
avaient fini par être pris ; des rues couraient maintenant à leur pied et des quartiers de maisons neuves qui
s’appuyaient sur eux dévalaient jusqu’aux ruisseaux
en contrebas. Un jour, peut-être, ces maisons disparaîtraient ou seraient dominées par de plus hauts édifices. Cela s’appelait le temps et, quand on y jouait un
rôle, il devenait l’Histoire. Il appartenait à chacun
d’y prendre sa part. Les palais que j’avais découverts
ailleurs, nul ne savait s’ils ne pourraient un jour être
édifiés ici. En somme, j’étais parti de cette ville en la
tenant pour un héritage immobile ; je revenais en y
voyant le matériau d’une histoire qui ne dépendait que
des humains.
Mon voyage avait fait grand bruit et je reçus de nombreuses invitations à venir le raconter. Beaucoup de
commerçants, grands ou petits, offrirent de s’associer à
moi, si j’entreprenais, comme ils l’imaginaient, de
renouveler l’expérience. Je n’acceptai aucune de ces
propositions. Mes idées étaient étrangement claires. Je
savais ce que je voulais faire et comment. Le problème
était surtout de savoir avec qui.
Pour servir mes desseins, il me fallait m’associer à
d’autres. Mais le secret de mes ambitions ne pouvait être
partagé qu’avec des personnes en qui je pusse avoir une
entière confiance. Je passai en revue mes connaissances
et n’en trouvai aucune sur laquelle j’aurais pu m’appuyer sans réticence. C’est alors que je pensai à notre
équipée de gamins pendant le siège de la ville. Peut-être
par superstition, pour renouer avec cet épisode qui
m’avait révélé à moi-même et aux autres, j’éprouvai le
besoin de rechercher les camarades qui m’avaient
accompagné pendant cette aventure et qui m’avaient
témoigné par la suite une fidélité sans défaut.
J’allai voir d’abord Guillaume de Varye. Il vivait à
Saint-Amand et ne m’avait pas fait signe après mon
retour. Je compris pourquoi. Il avait honte. Son commerce de draps avait subi de graves préjudices. Plusieurs
convois pillés, un entrepôt détruit par un incendie, un
gros client tué par une bande armée et sa veuve qui refusait de payer... Ses affaires étaient mauvaises. Guillaume
m’accueillit dans une maison affamée. Sa femme était
amaigrie, livide, et toussait. On voyait dans ses yeux
qu’elle se savait mourante. Sa plus grande angoisse était
d’ignorer si ses enfants lui survivraient. Toujours actif,
sérieux, infatigable, Guillaume me raconta tout ce qu’il
avait entrepris pour contrarier le sort. Mais les vents lui
étaient décidément contraires. La veille encore, il avait
appris qu’une affaire dont il espérait beaucoup lui
échappait. Je l’observais pendant qu’il me parlait, les
yeux baissés. Il était toujours aussi petit de taille, maigre
et nerveux. L’énergie qui était en lui ne pouvait désormais s’exprimer qu’en désespoir ou en
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