Le Grand Coeur
morgue que je connaissais si bien depuis
qu’en mon enfance je faisais antichambre avec mon
père chez les nobles.
— Bertrandon de la Broquière, premier écuyer tranchant de monseigneur le duc de Bourgogne, lança-t-il.
Nous n’étions que des marchands et il s’estimait en
droit de décliner ses noms et titres avec hauteur. Cependant, le ridicule de son accoutrement, et l’attitude relâchée que nous n’avions pas corrigée malgré son arrivée, mêlait à cette assurance un peu de gêne, voire de
crainte. Nous nous présentâmes à notre tour sans marquer de déférence et il prit place de mauvaise grâce avec
son compagnon sur un coussin.
Nous attendions les sorbets que notre truchement
avait commandés pour nous. Un serviteur discret, à l’air
grave, les déposa devant nous, sur un plateau de cuivre
finement ciselé. Nous en proposâmes à l’écuyer tranchant mais celui-ci se récria.
— Jamais je n’absorberai de telles ordures ! Vous
prenez des risques, croyez-moi.
Et il nous expliqua comment la neige qui servait à les
préparer descendait à dos de chameaux des montagnes
du Liban.
— J’ai entendu dire qu’ils en envoient jusqu’au Caire,
m’écriai-je avec admiration.
Notre interprète le confirma. La neige était jadis acheminée par bateau jusqu’à Alexandrie mais désormais
le sultan Barsbay faisait régner l’ordre sur ses routes : de
petites caravanes de cinq chameaux pouvaient porter la
précieuse glace jusqu’à la capitale.
— C’est étonnant qu’elle ne fonde pas...
— Dans chaque caravane, un homme est instruit des
techniques propres à la conserver intacte pendant le
voyage.
Nous nous émerveillions de cette nouvelle preuve
du savoir-faire des Arabes. Mais Bertrandon haussa les
épaules.
— Fadaises ! Ils en perdent les trois quarts et le reste
est corrompu. Ce sont des maladies à l’état pur qu’ils
transportent, pas de la glace.
Et il eut un rire mauvais. Il ne put cependant nous
dégoûter de nos sorbets. Le mien était parfumé à la
fleur d’oranger.
Pendant que nous nous régalions, l’écuyer tranchant
se mit à pérorer. Cependant, il jetait des coups d’œil
mauvais en direction du Sarrasin qui nous servait d’interprète. Celui-ci, avec beaucoup de tact, prétexta d’une
commande à passer pour nous laisser seuls. L’écuyer ne
mit alors plus de bornes au déchaînement de ses critiques à l’endroit des Arabes. Il exaltait leur fourberie,
leur violence, leur immoralité. Son prêche avait pour
effet et sans doute pour but de nous faire sentir combien nous étions des misérables de nous complaire dans
la compagnie de tels sauvages.
— Mais pourquoi, osai-je lui demander, partagez-vous
alors leur accoutrement ?
Car, enfin, si nous nous laissions séduire par la vie
damascène, au moins avions-nous le courage de proclamer par nos atours que nous restions des chrétiens.
L’écuyer baissa d’un ton et, en se penchant vers nous,
confia que ce travestissement était nécessaire à l’accomplissement de ses desseins. Nous comprîmes alors qu’il
entendait mener une mission secrète pour le compte du
duc de Bourgogne, son maître. Cette supposée discrétion était d’autant plus ridicule que les mahométans ne
pouvaient ignorer dès le premier coup d’œil à qui ils
avaient affaire. Néanmoins, fort de son invisibilité supposée, Bertrandon rassemblait le plus d’informations
possible sur les contrées qui l’accueillaient. Il nous fit
des demandes nombreuses sur les villes et villages que
nous avions traversés. Il insistait sans la moindre vergogne sur les détails militaires : avions-nous rencontré
des troupes ? Qui gardait tel pont, tel bâtiment ? Combien d’hommes en armes accompagnaient la grande
caravane à laquelle — mais je me gardai de lui dire —
j’avais hésité à me joindre ? À mesure que l’interrogatoire avançait, nous comprenions plus clairement la
nature de la mission qui lui avait été confiée. Il s’agissait
ni plus ni moins de préparer une nouvelle croisade.
De tous les princes d’Occident, le duc de Bourgogne
était celui qui continuait de former les projets les plus
concrets de reconquête de l’Orient. Il avait d’ailleurs
financé une expédition quelques années plus tôt qui
s’était soldée par un échec.
Dès que j’eus pris conscience des intentions véritables
de Bertrandon, je le regardai autrement. Ce qui m’avait
diverti en lui me fit soudain horreur.
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