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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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de ses protecteurs les conduisait à se mésentendre, il en subissait les conséquences.
On l’arrêtait, les profits cessaient et, rapidement, ceux-là
même qui, par leur querelle, l’avaient fait jeter au
cachot jugeaient préférable de s’entendre à nouveau et
se liguaient pour le faire élargir.
    — Le plus sûr pour éviter pareille mésaventure,
conclut-il, est toujours de traiter avec quelqu’un dont
nul ne peut remettre en cause le pouvoir.
    — Le roi ?
    — Bien sûr !
    Il sourit et souleva son verre. J’étais heureux qu’il en
fût venu si vite à ce sujet car c’était celui que je voulais
évoquer.
    — Précisément, Ravand, je voudrais que tu m’aides à
le rencontrer...
    Le Danois plissa les yeux. Il évalua un instant la teneur
en fourberie de ma proposition. Allais-je tenter de le
doubler ? Ne pouvais-je prétendre obtenir du souverain
des avantages qui lui seraient retirés ?
    J’attendis très tranquillement, les yeux bien ouverts. Ilput se convaincre que rien ne troublait l’alliage de naïveté et de sincérité dont il pensait que j’étais fait.
    — Tu veux le voir... en personne.
    — En personne et seul.
    — Diable !
    Un homme des feux et des métaux n’avait pas peur
de jurer.
    — C’est ainsi qu’il me reçoit, poursuivit-il. Mais il me
connaît de longue date. C’est qu’il est méfiant, vois-tu.
Quand même quelqu’un lui est recommandé chaudement, il s’en méfie, tant qu’il ne l’a pas flairé lui-même.
Et quand je dis flairé... tu verras.
    Nous passâmes à table quoiqu’il fût encore très tôt.
Quand la servante posa un plat devant nous, je compris
qu’il était toujours l’heure de manger pour Ravand et
qu’il ne repoussait jamais la nourriture qu’elle montait,
d’heure en heure, de la cuisine.
    — Sais-tu où il se trouve en ce moment ? demandai-je
pour différer le moment d’avoir à mordre dans une
cuisse de poulet grasse.
    — Difficile à dire. Il conduit la négociation avec ce
roué de Bourgogne. Il paraît qu’il a rameuté tous ses
anciens compagnons, même ceux qui étaient en disgrâce. Je l’ai connu entouré de plusieurs coteries selon
les époques. Tel qui est en cour aujourd’hui sera en
prison demain ou même cousu en un sac et jeté à l’eau.
Mais, en ce moment, c’est le pardon général ! Charles
veut en finir. S’il laisse quelqu’un de côté, Bourgogne ou
l’Anglais pourraient l’acheter. Il ne veut plus de traître.
    Ravand parlait en mangeant. L’appétit qui me manquait déjà m’abandonna tout à fait quand j’aperçus ses
dents ébréchées.
    — On m’a dit qu’il continuait de faire la guerre...
    — Tout juste. Il se partage entre les deux, la négociation et le combat. À ce que je sais, il doit tenir conseil à
Tours en ce moment. Tôt ou tard, il repartira vers l’est.
Il se peut qu’il passe par ici ou par Bourges.
    — Peux-tu lui faire parvenir un message ?
    — Par écrit certainement pas. Pour ce que j’ai à
lui dire, il est préférable de ne laisser aucune trace.
Cependant...
    Il hésitait. Était-ce sur la partie de viande qu’il allait
mordre ou sur les paroles qu’il comptait prononcer.
    — Je dois le voir, de toute manière. J’arrive au terme
de la mission qu’il m’a confiée et il faut que nous discutions de la suite. La paix lui coûte cher et la guerre
encore plus. Le gain que je fais sur la monnaie lui est
plus que jamais nécessaire.
    Il se leva, essuya sa main aux ongles noirs sur les pans
de son pourpoint.
    — Tu m’as décidé, tiens. Et je te remercie. Je vais
partir dès demain pour Tours, tant qu’il y est. Et je te
ferai savoir s’il accepte de te rencontrer.
    — Seul, tu as compris ?
    — Oui... oui, seul.
    Il me saisit aux épaules et me donna une accolade.
Ravand brûlait la vie comme il fondait l’or. Dans cette
combustion il jetait pêle-mêle la nourriture et les boissons, les femmes et le danger. Mais ce qui donnait du
goût à tout cela, c’était l’amitié, récoltée avec soin et en
petites quantités, car c’est une denrée rare et précieuse,
une épice dont il n’était jamais rassasié.
    Ravand tint parole. Un des soudards de sa garde vint
dans notre ville m’annoncer la bonne nouvelle. Le roipasserait par Bourges et me recevrait. Il arriverait le
jeudi saint, suivrait la messe de Pâques à la cathédrale
et repartirait le lundi. L’heure et le jour de l’audience
me seraient communiqués par ses gens.

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