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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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une simple bougie.
La faible lumière qu’elle répandait se perdait dans le
noir. À une certaine qualité du silence, au bruit sonore
de mes pas, je compris que la salle, de dimensions gigantesques, devait être déserte.
    Mon père m’avait souvent parlé d’une pièce d’apparat, propre à contenir toute la foule des états du Berry.
Elle avait fait l’admiration du pays au moment de sa
construction, car il avait fallu employer des troncs d’une
exceptionnelle hauteur pour y tailler les poutres du plafond. Je scrutais l’obscurité, mais mes yeux n’y distinguaient rien et la salle était silencieuse. Aussi, je m’approchai de la table et entrai dans le halo clair que traçait
la bougie. Je m’y tins debout et attendis. Sur la table
étaient étalés des papiers. Je résistai à l’idée de regarder
ce qu’ils contenaient. Si le but était de me désarçonner,
il fallait convenir que c’était réussi. Je me sentais comme
un homme désarmé qui traverse une forêt obscure, sans
savoir de quel côté va venir le danger. L’attente se prolongea de longues minutes. Tout à coup, derrière moi,
sans rien distinguer dans l’obscurité, j’entendis un léger
bruit. Il se répéta un peu plus tard. C’était une sorte de
souffle ou plutôt une inspiration répétée. J’eus la pensée stupide qu’un dogue pouvait se dissimuler dans
l’ombre épaisse. Le bruit s’approcha. Et tout à coup, les
paroles de Ravand me revinrent en mémoire : « il te
flaire ». Alors que je me tournais dans la direction du
bruit, je reculai de surprise. Un homme se tenait à la
limite de l’obscurité. Quelques lambeaux de lumière,
perdus dans l’espace sombre, rebondissaient sur lui et
sculptaient sa forme sur le fond noir, semblable au dessin
en bas-relief d’une plaque de cheminée. L’homme immobile me fixait et c’était lui, par de courtes inspirations
nasales, qui émettait le bruit qui m’avait alerté.
    Il s’avança et parut dans la lumière. D’après les descriptions qu’on m’en avait faites, c’était le roi. Je le
savais, mais ma surprise était telle que j’eus du mal à
m’en convaincre. Ce qui me gênait pour y parvenir, ce
n’était ni son extrême simplicité de mise, ni sa laideur,
ni son air craintif. Je ne m’étais seulement pas attendu à
rencontrer un homme de mon âge.
    — Bonsoir, Cœur, me dit-il doucement.
    — Bonsoir, Sire.
    Il alla s’asseoir sur une chaise de bois derrière la table
et me fit signe de m’installer en face de lui. Il avait pris
soin de se placer un peu en retrait, en sorte que je pusse
le voir tout entier. Il marqua un temps, comme pour
me donner le loisir de faire pénétrer cette vision jusqu’à mon cerveau et d’en tirer quelques conclusions.
Quand je pense aujourd’hui à cette manière d’agir, j’en
conçois aisément les raisons. Charles VII, plus que quiconque, sait faire usage de son apparence mieux que
de sa parole. En se montrant tout entier à ses interlocuteurs, il établit d’emblée sur eux son autorité qui est
d’une nature très particulière. Pour avoir rencontré
bien des hommes de pouvoir dans ma vie, je sais qu’on
peut les ranger en deux grandes catégories. Il y a ceux
qui exercent leur autorité par la force qu’ils dégagent.
Ceux-là sont souvent chefs de guerre ou de parti, mais
on trouve parmi eux aussi bien des hommes d’Église.
L’énergie, l’enthousiasme, l’audace qui s’attache à leur
personne donnent à quiconque est mis en leur présence
l’envie de tout quitter et le courage de tout affronter
pourvu que ce soit en les suivant. Leur pouvoir, c’est la
force. Mais il est une deuxième espèce, beaucoup plus
rare et surtout plus redoutable, qui tire son pouvoir
de sa faiblesse. Les êtres de cette sorte se présentent
désarmés, vulnérables, blessés. Placés par la destinée à la
tête d’une nation, d’une armée ou d’une quelconque
entreprise, de tels hommes font l’aveu, par leur apparence, qu’ils sont impuissants à remplir leur tâche, mais
ne peuvent se résoudre à l’abandonner. L’acceptation
du sacrifice est si manifeste chez eux qu’elle déclenche
l’admiration et l’envie sincère de se mettre à leur service. Plus ils sont faibles, plus ils recrutent de force
autour d’eux. Chacun fait assaut de bravoure pour les
satisfaire et ils acceptent cet hommage sans se départir
de leur air misérable. Ces rois fatigués sont les plus dangereux.
    Je n’en savais pas autant

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