Le Grand Coeur
savais conscients, au
fond d’eux, de ce ridicule, je m’abstins de révéler à mes
associés la dimension réelle du projet qui m’habitait.
Ils me connaissaient assez, depuis le siège de Bourges,
pour sentir que, derrière les dispositions pratiques
que nous prenions et au-delà de l’entreprise que je leur
avais révélée, j’avais certainement d’autres idées, une
vision plus haute du but que je voulais atteindre. Ils
ne m’interrogèrent pas plus avant. Peut-être cette part
de mystère était-elle nécessaire pour qu’eux-mêmes seconvainquent que j’étais bien le prophète dont ils
allaient répandre la parole de par le monde. Peut-être
savaient-ils surtout qu’il était inutile de m’en faire dire
plus que je ne le voulais.
Et, en effet, mon attitude n’aurait pas changé, quand
même ils m’auraient interrogé. Car j’étais convaincu de
ne pouvoir livrer le fond de ma pensée qu’à une seule
personne. D’elle dépendait que tout fût possible, et si
elle ne le voulait pas, il était inutile de publier mes intentions.
Cette personne, c’était le roi Charles.
*
Pendant deux ans, je n’eus de cesse de découvrir
le moyen d’être présenté au roi. Les obstacles pour y
parvenir étaient de deux ordres. D’abord, il bougeait
sans arrêt. Les pourparlers de paix avec l’Anglais et
Bourgogne l’accaparaient beaucoup. Mais il ne renonçait pas pour autant à suivre ses armées en campagne.
D’après ce que je comprenais, il tenait ouverte la voie de
la négociation, tout en exerçant une pression militaire
continue sur ses adversaires. Les mauvaises langues
voyaient dans ces contradictions l’effet de son indécision et des conseils opposés que lui prodiguaient les
membres de son entourage. Je préférais considérer qu’il
y avait là une preuve de son adresse et de son sens politique. Quoi qu’il en soit, ce perpétuel mouvement du
souverain rendait difficile une rencontre. J’en vins à la
conclusion que le mieux était encore de rester fixe et
d’attendre qu’il passe dans notre ville pour me faire présenter. Je disposais là de certains appuis et mon existence, si insignifiante fût-elle, n’y était pas égale au
néant.
Restait à découvrir comment obtenir un entretien
seul à seul, condition essentielle à la réussite de mon
projet. Devais-je en révéler la teneur à ceux qui pouvaient m’aider à rencontrer le roi ? Ou devais-je saisir un
autre prétexte mais, en ce cas, lequel ? La seule affaire
que le souverain, sans me voir, m’avait confiée, était de
sinistre mémoire. C’était cette triste expérience de monnayage menée en association avec Ravand. Je pensai
d’abord qu’il valait mieux ne pas l’évoquer. Mais, faute
de découvrir un autre moyen, j’en vins à me dire que
l’affaire du monnayage était peut-être la meilleure
entrée en matière possible, d’autant que je souhaitais
reprendre un office dans ce domaine. Je retournai voir
Ravand.
Il vivait à Orléans où il exerçait les mêmes fonctions
depuis la libération de la ville. Au premier coup d’œil,
on voyait qu’il prospérait. Il avait pris de l’embonpoint.
Ses joues et son nez commençaient à se couperoser.
Cependant, son énergie était intacte, puisée à la chaleur
de la forge.
Je lui fis part de mes scrupules à reprendre la charge
de monnayeur après le scandale de notre fraude et
notre condamnation. Il avait si bien dépassé l’événement qu’il dut réfléchir un instant pour comprendre
de quoi je voulais parler.
— Bah, dit-il en se frappant les cuisses, c’est le métier !
Un monnayeur qui n’est jamais allé en prison, c’est un
maître de manège qui n’est jamais tombé de cheval. On
ne peut pas lui faire confiance.
Il m’expliqua alors de nouveau les choses que jen’avais pas voulu entendre trois ans plus tôt. Et cette
fois, je l’écoutai. Selon Ravand, un monnayeur était payé
pour faire le contraire de ce que l’on prétendait attendre
de lui. Il était là pour garantir la teneur des pièces qu’il
fondait, mais tout le monde savait qu’il les fabriquait
dans des alliages plus légers. Ce marché de dupes était
possible parce que le monnayeur payait. Il partageait les
bénéfices de sa fraude avec tous ceux qui avaient le pouvoir de le condamner. En quelque sorte, il prenait la
responsabilité d’une faute collective. Il était le garant de
l’ordre des choses. Si par malheur, et cela arrivait de
temps en temps, la rivalité
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