Le Grand Coeur
draps.
Une partie de ses convois serait vendue sur place, dans
les terres du roi, et les bénéfices financeraient l’envoi du
reste jusqu’en Orient. Dès qu’il le pourrait, Jean irait en
Allemagne et même à Rouen, dans cette dernière partie
de France qui restait à l’Anglais, pour y quérir une liste
de marchandises que nous établîmes ensemble. Il lui
faudrait sans tarder se rendre aussi à Lyon, à cause des
grandes foires qui s’y tenaient et s’assurer du concours
d’un facteur sur place.
Pour le seconder dans ces entreprises, Jean fit valoir
qu’il devait recruter une troupe. Un gentilhomme ne
voyageait pas seul et encore moins des marchandises.
Guillaume, déjà dans son rôle de comptable, protesta
que nous n’avions pas les moyens de payer la solde de
gens armés. Jean lui représenta avec un peu de mépris
qu’il connaissait mieux que lui cette sorte de gens. Il
n’était pas nécessaire de les payer d’abord pour les
engager. Les bandes qui ravageaient le pays pour le
compte des princes et nobles de tout acabit n’étaient
rétribuées que sur les butins à venir. Leurs membres
attendaient parfois longtemps de pouvoir se partager
quoi que ce fût. Mais cette attente leur suffisait, pourvu
qu’en s’endormant le soir, saouls et consolés par une
catin, ils pussent voir en rêve ce que la Providence, toujours bonne avec les cœurs simples, leur réserverait.
— Et quel butin leur offriras-tu ? objecta Guillaume.
— Nos bénéfices, quand il y en aura.
Je sentais que s’étaient déjà mises en place entre eux
ces relations d’émulation et de jalousie, de fraternité et
d’incompréhension qui rendraient leur attelage irremplaçable. Sans avoir jamais cherché à diviser pour
régner, j’ai toujours pensé que l’union des contraires
était le secret de toute entreprise réussie.
Quand on en vint à définir mon rôle dans l’affaire, je
leur déclarai simplement que je comptais rester monnayeur. Notre commerce, comme tous les autres à cette
époque, serait perpétuellement entravé par le manque
de métal précieux qui affectait le royaume. Nous ne
pourrions pas recourir au troc, tant que nous ne disposerions pas de marchandises en réserve. Il nous fallait
contrôler les voies de la monnaie et disposer d’un crédit
chez tous les changeurs de France. Ce serait ma tâche.
Voilà ce que je leur dis et ils l’acceptèrent. Mais ils
étaient bien conscients qu’il y avait d’autres choses,
que je ne disais pas. La première était inutile à formuler
car elle allait de soi, à savoir que j’étais leur chef.
L’entreprise porterait mon nom. Ils l’invoqueraient
auprès de leurs interlocuteurs tel un sésame, une mention divine que l’on prononce à voix basse, pénétré
de respect. Il était entendu, cela allait sans le dire, qu’à
compter de ce jour, ils avaient pour tâche, dans l’intérêt
de nous tous, de bâtir ma légende, de faire de mon nom
une marque, un mythe. Ils seraient pour moi ce que
Pierre et Paul avaient été pour le Christ : les créateurs,
soumis, de sa gloire universelle. Je mesure à quel point
cette comparaison est ridicule et grandiloquente et je
rassure ceux qui seraient tentés de croire que je me prenais pour un dieu. Nous étions pleinement conscients
que tout cela reposait sur un mensonge. Nous savions
mieux que quiconque combien j’étais faible, mortel et
faillible. Cependant, l’activité que nous créions devait
se distinguer du simple commerce, activité nécessaire
mais sans gloire et sans espérance. Nous voulions lui
donner un souffle, une envergure, un horizon qui
fussent à la mesure d’une ambition entièrement nouvelle. Pour cela, notre entreprise devait apparaître, non
comme la propriété d’un marchand mais comme la
secte d’un prophète. Et ce prophète, puisqu’il en fallait
un, ce serait moi.
La soirée était venue et nous étions toujours au travail. Nous avions retroussé nos manches, la sueur perlait
à nos fronts. Par les croisées ouvertes, nous avions
entendu sonner les vêpres des deux clochers voisins.
L’écart était total entre nos idées, nos projets et notre
situation présente. Ce qui nous caractérisait le mieux à
ce moment de notre vie, c’était l’échec, et c’était peut-être aussi ce qui nous réunissait. Ceux qui nous regardaient avec la pitié que l’on éprouve pour les perdants
auraient haussé les épaules en nous entendant bâtir
notre chimère. Parce que je les
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