Le Grand Coeur
moi entourions le jeune notaire qui
avait rédigé le premier contrat. Nous le signâmes et le
robin, qui retenait sa respiration depuis qu’il était entré
dans la pièce, sortit en suffoquant. Notre conciliabule
dura jusque tard dans la nuit. Jean sortit pour faire livrer
du vin et un souper. Je fus pratiquement le seul à parler.
Toutes les notations, les références, les idées que j’avais
emmagasinées pendant ces mois de voyage remontaientd’un coup. Le temps les avait ordonnées, mises en
forme. Mes compagnons adoptèrent le projet tel quel.
Leurs seules questions étaient d’ordre pratique. Qui
ferait quoi ? Et comment ? Et avec quel moyen ? La complémentarité de leurs caractères guida immédiatement
la répartition des tâches : à Guillaume l’administration,
les papiers, les comptes ; à Jean le soin de courir les
routes, de convaincre nos partenaires et au besoin de
briser les obstacles.
De quoi s’agissait-il ? Tout simplement d’une maison de
négoce. Sa particularité était d’être dirigée vers l’Orient
et ouverte à toute l’Europe. En première approche, rien
n’était original. Après ces années de guerre et d’insécurité, vouloir acheter et vendre loin était seulement la
preuve d’un optimisme de bon aloi. Pendant tout mon
voyage, j’avais accumulé des notes. J’avais consigné les
noms et les adresses de tous ceux qui pourraient nous
être utiles. Le rustre corse qui nous avait dépouillés
après notre naufrage n’avait pas jugé utile de s’emparer de ces gribouillages. À ces notations concernant
l’activité des ports méditerranéens, s’ajoutaient de nombreuses informations que j’avais glanées pendant ces
années sans gloire. Avec mon beau-père puis avec
Ravand et jusque dans les geôles où j’avais séjourné, je
n’avais fait qu’écouter, interroger, apprendre.
Tout cela prenait un sens en cet instant. Au lieu de
concevoir une activité modeste que la fortune, peut-être,
parviendrait peu à peu à étendre, j’avais l’idée d’un
réseau créé d’emblée à la dimension de la France, de la
Méditerranée, de l’Orient... Pour que la pêche fût miraculeuse, il fallait jeter le filet d’un seul coup loin et très
vite. Cela supposait un énorme effort d’organisation etmes deux camarades le comprenaient. À la différence
des négociants ordinaires qui m’avaient proposé de
m’associer à eux dans l’espoir de profiter de mon expérience, Jean et Guillaume n’étaient pas des bourgeois
prospères. Ils avaient tout à gagner, rien à perdre. Surtout, c’étaient des caractères à s’exalter de l’énormité de
la tâche.
Le seul moment où je les sentis accessibles au découragement fut quand je leur révélai la somme exacte dont
je disposais pour lancer l’affaire. J’avais prévenu leur
objection. Il n’était pas question de procéder comme les
autres maisons, avec des succursales ou des représentants attitrés. Nous ne signerions jamais que des
contrats provisoires, liés à une transaction en cours et
prenant fin en même temps qu’elle. Si des gens souhaitaient nous rejoindre et nous servir de facteur dans
les villes avec lesquelles nous trafiquerions, libre à eux, en
revanche qu’ils ne comptent pas sur nous pour les payer.
Ils se rémunéreraient sur les affaires qu’ils apporteraient.
L’essentiel, en somme, était de nous faire connaître
partout, d’inspirer confiance, de construire une réputation qui serait au départ largement surfaite. Elle prendrait corps sitôt que croîtrait le nombre de ceux qui
nous feraient confiance. Jean s’enthousiasma pour cette
tâche. Lui qui aimait parler, paraître, séduire, il trouvait
là un rôle à sa mesure. Il se mit à décrire la garde-robe qu’il lui faudrait et j’applaudissais à tout. J’avais
voyagé humblement pour être meilleur observateur.
Cependant je savais qu’à l’heure de mettre en place
notre système, il nous faudrait souvent perdre toute
modestie et en imposer par tous les moyens possibles.
Il fut convenu entre nous que Guillaume irait rapidement se fixer à Montpellier d’où il organiserait les expéditions vers l’Orient. Pour commencer, il nous faudrait
nous appuyer sur les négociants qui pratiquaient ce
commerce et employer leurs bateaux. Jean, dès qu’il
aurait fait coudre un trousseau de gentilhomme, tenterait de gagner la Flandre, qui était au duc de Bourgogne.
Il verrait s’il était possible d’en faire venir des
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