Le Grand Coeur
Je devais
me tenir prêt pendant tout son séjour, de jour comme
de nuit. Il arrivait que le souverain fasse quérir ses
visiteurs à des heures tardives et il ne souffrait pas
d’attendre.
Il me restait deux journées avant l’arrivée du roi.
C’était à la fois très long et fort court. Il me fallait tout
penser, tout prévoir. J’avais pleinement conscience que
ma vie entière dépendait de cet entretien. Ce n’était pas
une audience ordinaire. Ce que j’avais à dire ne se bornait pas, comme le souverain l’imaginait sans doute, à
une minuscule supplique, à la requête d’une faveur ou
d’une charge. J’espérais, d’ailleurs, qu’il avait compté
assez de temps pour me laisser exposer mon propos.
De toute manière, il me faudrait, dès le début, me saisir
de lui et le tenir captif de mes paroles.
Quand j’y pensais, je me convainquais facilement
que je n’avais aucune chance de réussir. Mais sitôt rencontré ce désespoir, un grand calme m’envahissait.
Je me sentais maître de moi, lucide et déterminé. Le
carême que j’observais scrupuleusement, comme toute
action propre à convaincre les autres d’une foi que je
n’avais plus, me faisait prendre la mesure de ma nullité.
Je n’étais rien. Je n’avais rien à perdre. Mais si je gagnais
quelque chose, ce serait tout.
Le roi arriva le jour dit et s’établit au palais ducal.
Je me tins prêt. Macé, qui connaissait toute l’affaire,
redoubla d’attention pour moi. Entre mon retour de
voyage et ce qui allait suivre, ce fut sans conteste lapériode la plus heureuse de notre mariage. Je regrette
aujourd’hui de l’avoir vécue absent, tout entier tendu
vers ce que je devais accomplir. Macé sentait que je
n’étais pas vraiment là et elle dut beaucoup en souffrir.
Nous n’en parlâmes jamais.
Le soir, je me couchais tout habillé, comme un moine
qui doit pouvoir répondre à tout instant à l’ultime
appel. J’épiais les pas dans la rue, les bruits de la maison.
C’était un mois de mars humide, perpétuellement
sombre. Des pluies glacées tombaient au petit jour.
Le message attendu me parvint avant l’aube du samedi.
Trois hommes se présentèrent à la maison et tambourinèrent à la porte. On aurait dit qu’ils venaient procéder à une arrestation. Cependant, jamais condamné ne
fut plus empressé à se livrer. En un instant, j’étais en bas.
Je les suivis sous la pluie. Des gouttes froides ruisselaient dans mon dos et je préférai penser que
c’étaient elles qui me faisaient frissonner. Il pouvait être
cinq heures. Nous croisâmes une patrouille du guet,
assommée de fatigue, sinon les rues étaient désertes. Au
palais ducal, cependant, plusieurs fenêtres étaient vivement éclairées. Il était impossible de savoir si on venait
de les allumer ou si les chandeliers avaient brûlé toute la
nuit. Je me demandai si le roi m’avait réservé sa première audience du matin ou la dernière de la nuit. Dans
le premier cas, il serait peut-être mal réveillé, dans le
second, il n’aurait envie que de dormir. Je me forçais à
ne pas y voir un mauvais signe.
On m’introduisit d’abord dans des pièces que j’avais
déjà visitées, au temps du duc Jean, en accompagnant
mon père. Mais les gardes me firent pénétrer plus avant
dans le bâtiment. Je découvris des escaliers, des corridors et des antichambres innombrables. La caravane du
roi avait pris possession des lieux dans le plus grand
désordre. Des coffres encombraient les couloirs, d’où
l’on avait dû tirer en hâte les tentures ou la vaisselle. Des
valets dormaient dans des encoignures. Sur des plateaux, posés à même le sol, s’entassaient les reliefs du
souper que les seigneurs de la cour avaient pris à la hâte
dans leur chambre. Nous montâmes un étage et, par
un étroit passage, nous parvînmes à une porte basse
que gardaient deux jeunes soldats. Ils se concertèrent
avec mon escorte. L’un d’eux ouvrit la porte, entra et la
referma derrière lui. Au bout d’un long moment il
revint et me fit signe de me préparer à entrer. Un des
gardes me proposa de lui confier mon manteau trempé
et j’acceptai avec reconnaissance. Enfin, la porte s’ouvrit
et, en baissant légèrement la tête, j’entrai seul.
*
Ma première impression fut d’être projeté dans l’espace sidéral. La pièce où je venais de pénétrer était obscure, sans limite ni repère, à l’exception en son centre
d’une table sur laquelle était allumée
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