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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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à l’époque et il ne m’avait
jamais été donné d’être en présence d’un homme tel
que celui-là. Le piège fonctionna à merveille et je le pris
immédiatement en pitié.
    Ce qui me frappa et me le rendit agréable, c’était sa
grande simplicité. J’avais rencontré dans ces lieux
mêmes des nobles bien moins illustres et qui, pourtant, faisaient un usage odieux de leur supériorité de
naissance. Charles, lui, semblait avoir reçu ses titres de
prince, de dauphin puis de roi comme des malédictions.
Ils lui valaient quelques honneurs, certes, mais surtout
beaucoup de jalousie, de haine et de violence. Il voyait
la charge royale comme une fatalité, presque une infirmité. Il ne s’en déferait qu’avec la vie et, en attendant,
elle le privait de la vie même. Ce que je savais de lui
éclairait cette malédiction d’une façon douloureuse. Il
avait vu régner son père fou ; sa mère avait cédé aux violences de ses ennemis, au point d’épouser leurs intérêts et de renier son propre fils ; un roi étranger, dans
sa capitale, lui disputait sa couronne : aucun destin
n’était aussi tragique que le sien. Ce petit homme de
guingois, qui avait comme seule arme ce nez trop long
dont il faisait usage pour flairer ses visiteurs et déceler
parmi eux ses ennemis, provoqua, en moi, un élan de
dévouement total. Un petit sourire, au coin de sa
bouche, aurait pourtant dû m’alerter. Plus fort qu’il ne
voulait le laisser paraître, le chasseur déguisé en proiesouriait toujours de voir une nouvelle victime se prendre
dans ses rets.
    Cependant, le roi se livrait de son côté à un examen
muet de ma personne. Son calme et son silence me troublaient. Dans les moments critiques j’étais accoutumé à
asseoir mon autorité sur les autres en prenant du recul
et en affichant une froideur qui contrastait avec leur
excitation. Avec un personnage comme celui que j’avais
en face de moi, cette méthode n’était pas la bonne. Je
fus un instant tenté d’inverser les rôles et de me montrer passionné et volubile. Mais ce n’était pas ma nature
profonde et, en improvisant une telle transformation, je
risquais de tomber à plat, voire de donner une fâcheuse
impression de fausseté.
    Je fis le vide en moi, respirai profondément et attendis.
Charles n’étant pas plus disert, la conversation débuta
par un interminable silence. Enfin, très prudemment, il
avança le premier pion.
    — Ainsi, vous rentrez de l’Orient ?
    Je compris que Ravand l’avait appâté avec mon voyage.
Qui disait « Orient » entendait plutôt « Or ». De nombreux récits avaient accrédité l’idée que les terres du
Levant regorgeaient de ce métal, au point qu’il y valait
moins cher que l’argent chez nous.
    — Oui, Sire.
    Cette défense assez courte mais solide sembla désarçonner le souverain. Il fronça le nez et fit un geste avec
son index recourbé comme s’il avait voulu le remettre
dans l’axe. Je constatai bientôt que ce mouvement
n’était qu’un des nombreux tics dont il était affecté.
    — Il paraît que mon oncle Bourgogne s’apprête à
lancer une croisade ?
    C’était une phrase bien longue pour le souffle dont il
semblait disposer. Il la termina dans un murmure, puis
inspira profondément par la bouche, comme s’il avait
manqué se noyer.
    — En effet, j’ai rencontré à Damas son premier
écuyer tranchant qui s’informait à cette fin. Il était
déguisé en Turc.
    — Déguisé en Turc !
    Charles éclata de rire. C’était un rire torturé comme
le reste de ses expressions. À vrai dire, on aurait pu
croire qu’il se tordait de douleur, et le son qui sortait
de sa bouche à peine ouverte tenait du cri de la perdrix quand elle prend la fuite au ras des blés. Ses yeux
pleuraient. Il faisait peine à voir. Quand même, j’étais
heureux d’avoir pu susciter en lui une réaction, peut-être contre son gré.
    — Pensez-vous qu’il réussira ?
    — Je ne le souhaite pour personne, Sire.
    — Que voulez-vous dire ?
    — Il y a bien d’autres choses à faire en Orient que de
mener des croisades qui ne sont plus nécessaires.
    Charles plissa les yeux. Mon audace semblait l’épouvanter. Il lança des coups d’œil à droite et à gauche. Je
me demandai si quelqu’un d’autre était présent dans
la pièce. Ma vue s’était un peu accoutumée à l’obscurité
et je ne distinguais personne. Mais il se pouvait que dans
les recoins les plus sombres d’invisibles

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