Le Grand Coeur
personnages
nous observassent.
— N’est-il pas, selon vous, nécessaire de rétablir la
vraie foi en Terre sainte... et de tenir en respect... les
mahométans... qui y imposent leur loi ?
Il avait déroulé sa phrase par petits morceaux, laborieusement. Le manque de souffle n’y était pas la seule
cause de cette lenteur. Il cherchait ses mots comme s’il
récitait une leçon. J’en conclus que ces idées n’étaient
pas les siennes et qu’il m’encourageait à les contredire.
En même temps, c’était un pari risqué. Je commençais à
mesurer, quoique sans en évaluer l’étendue, la perversité de mon interlocuteur et le danger mortel que recelait tout échange direct avec lui.
— Il me semble qu’aujourd’hui notre attention doit
se porter d’abord sur les terres de la chrétienté. Il y a
deux siècles, nous construisions des cathédrales, nos
campagnes étaient riches et nos villes prospères. Nous
avions les moyens de lancer des expéditions vers l’Orient
pour y rétablir la vraie foi. Mais aujourd’hui, notre premier devoir de chrétien est de restaurer la prospérité de
nos peuples. Un jour viendra, peut-être, où nous serons
assez puissants pour reprendre la conquête.
Le roi se figea et je crus un instant en avoir trop dit.
Tous ses tics disparurent pendant qu’il me scrutait. Il
ne souriait pas ni n’avait l’air indigné. C’était seulement
un regard glacial, avide. J’appris bien plus tard à reconnaître cette expression. Elle apparaissait sur son visage
lorsqu’il captait quelque chose qui stimulait sa convoitise, une idée qu’il voulait s’approprier, une femme
qu’il désirait, un ennemi qu’il venait de condamner,
un talent qu’il pensait nécessaire de mettre à son service. Je restai immobile, cherchant à cacher le doute
qui m’étreignait. Enfin, la tension se relâcha d’une
manière inattendue : il bâilla bruyamment.
Sur la table étaient disposés une carafe d’eau et un
verre. Il se servit, but deux gorgées, puis, bizarrement,
me tendit le verre. Je voyais à ce point des pièges partoutque j’hésitai un peu trop longtemps. Était-il pire de
boire dans le verre d’un roi ou de refuser son offre ? Je
le vis sourire et j’optai pour la fraternité. Au fond, ce
n’était qu’un homme de mon âge qui me proposait à
boire et j’avais soif. Il parut satisfait de me voir saisir le
verre. Par la suite, je devais constater avec quel naturel il
partageait les gestes quotidiens. Cette simplicité était la
conséquence d’une enfance rude et pauvre. En même
temps, je l’ai vu condamner des hommes pour avoir osé
avec lui de libertés moins grandes.
— Et comment, poursuivit-il, devons-nous nous y
prendre pour assurer, comme vous dites, la prospérité
de nos peuples ?
Il avait prononcé ces mots avec une infinie tristesse
qui paraissait sincère. Une souffrance invisible soulevait
sa poitrine et lui donnait la force de continuer d’une
voix presque forte.
— Avez-vous voyagé dans mon royaume ?... Des
ruines... Des villages brûlés, la guerre. La mort. Les
Anglais qui nous pillent. Bourgogne qui a pris la meilleure part... Ceux qui me servent tuent et violent partout où ils passent. Oui, je suis bien d’accord... Vous avez
cent fois raison. Nous n’avons rien à faire en Orient.
Mais ici. Ici même. Comment faire revenir la richesse ?
La richesse ! Que dis-je ? Comment donner à manger à
tous ? Rien que cela. Comment ?
Il s’effondra sur sa chaise, épuisé par cette tirade
décousue. La même question me traversa l’esprit : avait-il déjà dormi ou m’avait-il reçu avant d’aller se coucher ?
Et tout à coup, en le voyant affalé sur son siège, je pensai que mon interrogation n’avait de sens que pour
quelqu’un qui vivait normalement. Il ne devait y avoirpour lui ni heures du sommeil ni réveil franc. Son existence devait se passer dans cet état d’angoisse qui mêlait
la veille et le repos. Sur ce point au moins, je ne me
trompais pas.
Il reprit la carafe sur la table, versa de l’eau dans sa
paume et s’aspergea le visage. Il parut alors sortir tout à
fait de sa torpeur et me regarda avidement.
— Alors, votre réponse ?
— Celui qui apportera la prospérité à ce royaume,
c’est vous, Sire.
Je tenais à commencer par une évidence. Dans mon
esprit était présent depuis le début de cet entretien le
souvenir de Jeanne d’Arc. Ce même homme l’avait
interrogée, comme il le faisait avec
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