Le Grand Coeur
ou s’il se moquait
méchamment de moi.
— En somme, vous voulez que je devienne votre
associé ?
— Non, Sire, mon intention est seulement que Votre
Majesté puisse vivre sans faire la guerre.
Cet argument avait porté. Je le vis à l’ombre qui obscurcit un instant son regard. Le roi était mieux placé
que quiconque pour savoir ce que lui rapportait la
guerre. C’est pour la mener qu’il exigeait des seigneurs
et des villes du royaume le paiement d’une contribution
qu’ils négociaient âprement. Mais il savait aussi ce que
lui coûterait la paix. Privé de ces concours exceptionnels, il n’avait que peu de ressources, d’autant qu’il avait
décidé en se proclamant roi, pour complaire aux princes
et les engager à combattre avec lui, de supprimer les
impôts. Il était enfermé dans un terrible dilemme : la
guerre perpétuelle ou la pauvreté. Tout à coup, je lui
faisais entrevoir une autre source de gain : celle qui pouvait provenir du commerce. Jusque-là, elle avait pris la
forme de taxes difficiles à percevoir. Ce que je lui proposais, c’était d’engager l’État dans ces activités, de les
contrôler, de les étendre, de les pratiquer lui-même.
L’instrument que je construisais avec Guillaume et Jean
n’était pas destiné à rester notre propriété. J’y voyais
l’embryon d’une organisation qui serait la chose du roi
et à laquelle il apporterait sa puissance.
Cette intuition était claire dans son principe mais recelait encore de nombreux points à préciser. Comment
se ferait le lien entre le souverain et un tel dispositif ?Qui administrerait ce réseau ? Comment se partageraient les profits entre les différents facteurs qui seraient
requis ?
Pendant un long silence, je le sentis mesurer à part lui
ces difficultés et établir sans doute la liste des questions
à résoudre. Comme toujours lorsque la solution d’un
problème ne lui apparaissait pas clairement ou quand il
avait besoin d’aide pour parvenir à ses fins, il se composait un visage misérable. Ses traits s’affaissaient et il
semblait même que ses yeux divergeaient légèrement.
Il courbait le dos, joignait le bout de ses doigts, et ses
mains osseuses prenaient l’aspect de deux araignées. Il
était impossible pour son interlocuteur de ne pas être
ému par cette apparence de faiblesse, d’incertitude et
de souffrance. Et moi, nigaud, je courus à son secours.
— Sachez, Sire, que je serais entièrement dévoué à
cette entreprise si Votre Majesté jugeait bon de la mener.
Il cligna des paupières en signe d’avertissement mais
peut-être aussi parce que la fatigue le gagnait. Brusquement, il changea de sujet.
— Vous souhaitez reprendre une charge de monnayeur, à ce qu’on m’a dit ?
Ravand avait dû donner cette précision en formulant
ma demande d’audience. C’était une bonne chose mais
de peu d’importance par rapport aux grandes perspectives que nous étions en train d’ébaucher. J’eus la tentation d’éluder la question, mais je sentis que le roi ne
poursuivrait pas notre conversation précédente. Tant
valait obtenir au moins quelque chose.
— C’est exact, Sire.
— Ce sont des charges qui rapportent beaucoup, surtout si on les pratique comme vous avez fait jadis.
— Sire, croyez que je regrette...
Il leva la main d’un geste las, sans parvenir même à
étendre les doigts.
— Ce qui compte, c’est l’usage que l’on fait de ses
profits, n’est-ce pas ? Je ne doute pas que cette fois vous
serez plus avisé.
C’était allusif dans la forme mais très clair.
— Votre Majesté pourra toujours compter sur moi.
Au même instant, tandis que je baissais la tête pour
accompagner mon propos, il se leva.
— Bonne nuit, Messire Cœur, dit-il, à la lisière de
l’ombre en tournant la tête pour me regarder une dernière fois.
Il avait l’air épuisé. Dans l’immensité de la salle, sa silhouette paraissait minuscule et l’obscurité ne fit qu’une
bouchée de lui.
Je me sentais triste et désemparé comme quelqu’un
qu’un ami vient de quitter. L’aube pointait, salie de gris,
quand je rentrai chez moi.
*
Cette entrevue me laissa perplexe. Quand Macé me
demanda comment elle s’était déroulée, je ne sus quoi
lui répondre. Je repassais sans cesse dans mon esprit les
différents propos que nous avions échangés et me faisais
à moi-même mille reproches. Il était évident que j’avais
été trop abstrait, trop passionné, et
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