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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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force grimaces, il nous installadans un grenier, entre les tas de bois préparés pour
l’hiver. À des froufroutements, des murmures et des
rires étouffés venus des étages, nous avions compris qu’il
avait garé sa nichée féminine, son épouse, ses deux filles
et les servantes, par peur d’un attentat. Le lendemain,
en me lavant dans la cour, je fis semblant de ne pas
remarquer le petit visage rose qui me regardait par une
meurtrière de l’escalier. Notre présence attisait la curiosité. Moi qui avais été jusqu’ici fidèle à Macé, je découvris de troubles désirs sur lesquels la peur et l’incertitude agissaient comme une puissante fumure. Si nous
étions restés plus longtemps, je ne pense pas que notre
hôte eût pu protéger la vertu de son gynécée. Hélas ou
heureusement, dès le deuxième jour, mes gardiens
reçurent l’ordre de me conduire au palais.
    Je ne connaissais pas le motif de ma convocation ni la
qualité du personnage qui allait me recevoir. L’espoir
continuait de m’habiter que ce serait le roi et j’en eus
confirmation lorsque les messagers me confièrent à un
garde en tenue d’apparat. Cette fois, point de corridors
obscurs ni de portes dérobées. Je passai par de grands
escaliers pleins de monde, des antichambres sonores
qui retentissaient de bruyantes conversations. Enfin,
les gardes m’introduisirent dans une vaste salle, de
moindres proportions cependant que celle de Bourges.
Deux lustres entièrement allumés dissipaient la
pénombre de la fin de l’après-midi et réverbéraient leur
éclat sur les armures. Dans la foule qui occupait la pièce
se comptaient nombre de capitaines et de chevaliers
en cotte, l’arme au côté. Je remarquai aussi un groupe
de prélats qui formaient comme un gros bouquet de
corolles violettes et de calottes pourpres. Dentelles dessurplis, fines doublures de fourrure qui apparaissaient
aux manches, soie moirée des chapeaux, l’œil était
affolé de luxe mais sans trouver le secours d’une ordonnance qui eût permis de ranger ces impressions en un
ensemble intelligible. C’était un brillant désordre que
rien ne paraissait contraindre. Pourtant, ce chaos devait
receler une logique pour ceux qui y étaient habitués,
car ma présence ne passa pas inaperçue. Quoique je
fusse vêtu avec un soin qui ne permettait pas de me distinguer, la plupart des personnages présents me repérèrent sur-le-champ comme un inconnu. Les conversations s’arrêtaient sur mon passage et des regards curieux,
plutôt hostiles, m’accompagnaient tandis qu’à la suite
des gardes je pénétrais plus profond dans la salle. Plus
nous avancions, plus les groupes étaient compacts et
laissaient le passage de mauvaise grâce. Enfin, nous
fendîmes avec difficulté une dernière rangée et nous
débouchâmes dans un cercle étroit, presque désert,
occupé par une estrade. Sur ce plancher était posé un
fauteuil de bois dont le dossier, haut et raide, était
sculpté de fleurs de lys. Le roi se tenait recroquevillé
dans ce siège. L’inconfort de sa position était manifeste
comme en témoignait l’angle que ses jambes croisées
formaient avec son tronc, l’inclinaison de ses épaules
qui l’entraînait vers la gauche et l’obligeait à soutenir
sa tête d’une main lasse. Ce n’était plus l’homme que
j’avais vu à Bourges. Muet, les yeux mi-clos, occupé à
lutter sans succès contre des tics nerveux qui lui déformaient le visage, il était l’image même de la souffrance
et de la faiblesse. J’avais eu le temps la veille d’entendre
des bruits dans la ville qui célébraient l’héroïsme du
souverain lors de la prise de Montereau. Cette légendeavait couru pour susciter l’admiration du peuple. Mais
la réalité que j’avais devant moi était tout autre. Le roi
continuait plus que jamais de régner par sa faiblesse.
Ayant rassemblé autour de lui tous les personnages
influents qui avaient à un moment ou à un autre orienté
son règne, il était de plus en plus assiégé par cette redoutable compagnie. En quelque sorte, ils le tenaient en
otage. En tout cas, il lui plaisait de le leur faire croire.
    Je commis l’imprudence de penser que le roi s’adresserait à moi. Après l’avoir salué de manière convenable,
je gardai le visage tourné vers lui, en attente des paroles
qu’il voudrait bien prononcer. Un seigneur dont j’ignorais le nom et qui se tenait en bas de l’estrade, un pied
posé sur elle, penché vers le roi,

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