Le Grand Coeur
surtout trop direct.
Le roi avait sûrement conçu du déplaisir en m’entendant lui faire la leçon de la sorte.
Mais ce qui était le plus troublant, c’était l’absence de
conclusion, l’éclipse brutale du souverain à la fin del’entretien, sans qu’il laissât rien paraître de ses opinions
à mon égard.
Ces inquiétudes étaient néanmoins tempérées par
quelques constatations encourageantes. D’abord, le roi
m’avait reçu seul, ce qui était extrêmement rare. Il
m’avait donc été donné de le voir sans les habituels
courtisans qui le flanquaient et répondaient à sa place.
Dès qu’il paraissait en public avec eux, le roi gardait
une attitude effacée, presque craintive. Ses tics le desservaient. Il formulait rarement une idée par lui-même
et se contentait d’opiner à celles qu’exprimaient ses
conseillers. Comme elles étaient souvent contradictoires, il avait acquis une fâcheuse réputation d’indécision. On le croyait influençable, faible, et pour tout dire,
rares étaient ceux qui pensaient qu’il gouvernait lui-même.
Il m’avait montré un tout autre visage, le sien, avec ses
doutes, ses interrogations, ses débats intérieurs face aux
événements. Je devais retenir la leçon et jamais je ne
me laisserais aller à le voir comme un pantin. L’autre
donnée favorable, quoique d’interprétation difficile, me
vint de Ravand. Celui-ci me raconta quelques semaines
plus tard que le roi l’avait longuement questionné à
mon sujet avant de me recevoir. Connaissant le souverain comme je le connais aujourd’hui, je sais bien ce
qu’il avait en tête. Sa soumission aux coteries qui l’entouraient n’avait d’égale que la brutalité avec laquelle il
congédiait ses favoris et retirait sa confiance à ceux qui
s’étaient crus libres d’en faire un trop grand usage. En
préparation de ces revirements, Charles observait. Il
était curieux de personnages nouveaux et s’employait
dans le plus grand secret à les mettre à l’épreuve.Ravand, par ses confidences, me laissa espérer qu’il en
avait été ainsi avec moi. Mais les jours passèrent, puis
les mois et rien ne vint. J’en conclus que l’épreuve ne
m’avait pas été favorable. Les mille critiques que je
m’adressais en repensant à cette entrevue nocturne me
convainquaient que je portais l’entière responsabilité de
cet échec.
Heureusement, la mise en route de notre affaire sollicita toute mon énergie et me laissa peu de temps pour
remâcher mes erreurs. Jean me faisait passer des messages par des hommes de sa bande et Guillaume avait
installé une véritable poste privée entre Montpellier et
Bourges. Ne négligeant aucun gain, il l’avait rendue
tout à fait rentable en acceptant de transporter des plis
pour le compte de riches clients du Languedoc.
L’entreprise prenait forme rapidement. Après ces
années de dévastations les besoins étaient immenses.
Les premières cargaisons, envoyées pour inaugurer le
réseau que nous étions en train de créer, dégagèrent
d’importants bénéfices. Guillaume put s’associer à l’affrètement d’une nave pour Alexandrie et y prendre une
part importante.
Les perspectives étaient d’autant plus favorables que
le roi avait finalement signé la paix avec son oncle le duc
de Bourgogne, à Arras. Cette nouvelle fit revenir mes
pensées vers lui. Si curieux que cela pût sembler, car
nous nous étions vus à peine une heure, le roi me manquait. Je me sentais profondément attaché à ce petit
frère malheureux.
La paix avec Bourgogne facilita beaucoup les échanges
avec les terres du duc. Contrairement aux régions dont
Charles avait dû se contenter, celles de Philippe le Bonétaient prospères et relativement épargnées par les
bandes. La part des provinces d’empire que contrôlait
le duc, les Flandres et le Hainaut, était une zone de
grande industrie. Privées de débouchés commodes par
la guerre, elles se montraient bien disposées à l’égard
de ceux qui, comme mes associés et moi, offraient de
vendre leurs produits sur de nouveaux marchés.
J’étais très occupé à cette époque et ne pris pas garde
que j’étais en train de devenir riche. Il faut dire que l’affaire engloutissait tout. Chaque vente entraînait un
nouvel achat, un nouvel échange, un nouveau gain et
chaque gain, immédiatement investi, entrait lui-même
dans le cycle des mouvements incessants auquel nous
étions en train de donner le branle. Le manque de numéraires
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