Le Grand Coeur
m’interpella.
— Vous êtes Jacques Cœur ?
— Oui, Monseigneur.
— Le roi vous a fait quérir pour l’accompagner à
Paris. Nous nous mettons en route demain.
Je saluai respectueusement pour marquer ma totale
soumission à ces désirs. Autour de moi, les visages
étaient hautains. Avec l’énoncé de mon état civil, j’avais
devoilé ma condition de bourgeois et de négociant, et
ces grands personnages me payaient d’un poids de
mépris équivalent à ma valeur.
— Le roi souhaite que vous preniez, sitôt à Paris, la
ferme des monnaies de cette ville.
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers le
roi. Il me lança un regard de connivence mais si bref
qu’il n’apparut qu’à moi, puis reprit son air absent et
morne.
Mon interlocuteur s’était tourné vers d’autres personnes et avait entamé avec elles une conversation. Ilme revenait de me retirer. Je saluai le roi et repartis à la
suite des gardes.
*
Sitôt dehors, je m’enquis du moyen de faire partir
séance tenante des missives pour Montpellier et Lyon
où devait séjourner Jean. Nous devions évaluer au plus
vite les conséquences qu’aurait ma nouvelle charge sur
notre entreprise. Je demandais aussi à mes associés de
me faire tenir de l’argent pour m’équiper conformément à ma nouvelle dignité. Je disposais d’assez de
moyens pour m’acheter un cheval et prendre à gages
deux valets. Je retournai dans la maison où nous avions
dormi pour y prendre mes effets et mon entrée à l’improviste fit s’envoler une nichée de jolies femmes dont
le parfum m’émut douloureusement.
Jusque-là, les grands changements s’étaient préparés
dans le rêve et le silence ; l’heure était maintenant venue
de la métamorphose. Je ne me contentais plus d’ imaginer des entreprises ou d’espérer des événements,
il m’était désormais donné de les vivre . Cet inconnu
suscita en moi diverses réactions, certaines familières,
d’autres nouvelles. Parmi celles auxquelles j’étais accoutumé, il y avait ce calme presque glacial qui me faisait
voir tout ce qui m’entourait et moi-même depuis la
haute altitude d’un oiseau de proie. Parmi les sensations
nouvelles, il y avait cet appétit des sens qui ne s’était
jamais manifesté à ce point. Le lien charnel avec Macé
était amolli de tendresse. Nous ne nous rapprochions
que dans l’obscurité, sans avouer d’autres désirs que
ceux qu’exprimaient pudiquement les corps. Or, dansce tumulte d’hommes malodorants et de chevaux de
guerre, dans cette confusion d’une cour qui s’apprêtait
à revoir sa capitale, je ressentais le crucifiant besoin
d’une relation charnelle, en plein jour et en plein vent,
comme si mon corps se fût chargé de toute l’angoisse
que mon esprit avait évacuée. Peut-être la violence de
ma nouvelle condition exigeait-elle surtout un apaisement d’égale force, que seule une femme aurait pu me
procurer. Cependant, la situation, tout en rendant infiniment désirable une telle passion, interdisait absolument de m’y livrer dans l’immédiat. Je saluai notre hôte
et partis avec le grand convoi de la cour.
Nous sommes entrés dans Paris quelques jours après
la Toussaint. Je n’étais pas aux premières places du cortège, loin s’en faut. Aussi n’ai-je pas vu les cérémonies
que la population de la capitale avait préparées pour le
roi qu’elle avait si longtemps combattu. On m’a parlé
d’une remise officielle des clefs de la ville, de chants et
de danses organisés sur diverses places. Au moment où
j’arrivai, il y avait encore çà et là des troupes d’hommes
et de femmes déguisés qui rentraient tristement chez
eux. La fête, à vrai dire, était surtout une manière d’implorer la pitié du nouveau maître. On se forçait à rire de
peur d’avoir de nouveau à souffrir et à pleurer.
Paris faisait peine à voir. Je ressentis le même choc
qu’en traversant, pour me rendre en Orient, les campagnes dévastées du Midi. Encore, les campagnes, entre
les villages détruits, offraient le spectacle reposant d’une
nature redevenue sauvage mais éclatante de vie. Les
plaies de Paris étaient béantes et stériles. Les émeutes,
les pillages, les incendies, les épidémies, les exodes successifs avaient outragé le corps de la ville. De nombreuses maisons étaient à l’abandon, des ordures s’accumulaient dans les terrains vagues. Sur le Pont-au-Change, la moitié des boutiques étaient fermées.
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