Le Grand Coeur
et la croissance rapide de nos activités ne nous
permettaient pas le luxe un peu inutile qu’aurait été la
thésaurisation monétaire. Parfois, quand les convois passaient par notre ville, je distrayais des pièces de soie ou
d’orfèvrerie pour les offrir à Macé. J’avais presque l’impression de nous voler et nous n’en profitions que mieux.
Plus tard, quand la richesse a mis à ma disposition permanente plus d’objets précieux que je n’aurais jamais pu en
désirer, j’ai regretté parfois ces premiers moments de
prospérité. Ils allaient de pair avec une sorte d’incrédulité, et presque de culpabilité, qui rendait l’acquisition
des objets plus voluptueuse encore que leur possession.
J’étais souvent en voyage, et de cette époque datent
mes premières longues absences. Viendrait — vite —
le temps où mes séjours chez moi seraient l’exception. J’eus souvent l’occasion de le déplorer mais, à ces
débuts, tout n’était encore que plaisir, risque et découverte.
Un an et demi s’était écoulé depuis mon entrevue
avec le roi et je n’avais reçu aucune nouvelle de lui ni
directement ni par l’intermédiaire de Ravand, qui l’avait
pourtant rencontré plusieurs fois depuis. Notre affaire
nous accaparait et j’avais fini par oublier le roi même si,
dans un recoin de mon esprit, j’espérais toujours
quelque chose de lui. Ce fut au retour d’un déplacement à Angers que je trouvai ses messagers.
Ils étaient deux, venus à cheval tout exprès de Compiègne. Ils se présentèrent comme gens du roi mais rien,
à part leur arrogance, ne venait à l’appui de leurs dires.
Je fus tenté un instant de contester leur identité, mais
l’un d’eux me dit en riant :
— Ma parole, vous êtes mieux réveillé que l’autre
fois !
C’était un des hommes de la garde qui m’avait conduit
à l’audience au palais ducal.
Dès lors, je n’eus plus de doute.
— Quel message Sa Majesté me fait-elle tenir cette
fois-ci ?
— Aucun, répondit le garde avec un sourire insolent.
Il faut faire votre malle et nous suivre, c’est tout.
— Elle est faite, je rentre de voyage.
— En ce cas, nous pouvons partir sur-le-champ.
J’eus à peine le loisir d’embrasser Macé et les enfants
et repartis à cheval avec les deux hommes. En route, ils
me donnèrent quelques nouvelles de la situation. Paris
était acquise au roi. Les bourgeois qui, hier encore,
juraient fidélité à Bourgogne, avaient attaqué la garnison anglaise et ouvert les portes au roi de France. Il
n’y avait pas encore pénétré lui-même mais s’apprêtait à
le faire. Je me demandais quel rôle je pouvais bien tenirdans une telle pièce. Pendant les trois journées du
voyage, je me faisais tantôt l’effet d’être un prince suivi
de son escorte, tantôt d’un prisonnier entre ses gardes.
À vrai dire, j’ai toujours aimé au plus haut point ces instants de crête où l’on ne sait de quel côté la fortune va
nous entraîner. Et si je n’avais pas eu de goût pour cet
équilibrisme, je serais tombé plus bas et surtout plus tôt.
C’était un automne tardif et quoiqu’on fût déjà à la
fin d’octobre, les arbres portaient toutes leurs feuilles et
elles étaient à peine rousses. À mesure que nous avancions vers Compiègne, nous rencontrions de plus en
plus de monde sur les routes. On sentait que la guerre
était encore proche, car on remarquait un va-et-vient de
troupes en armes. En même temps, à leur air débandé,
nonchalant, à l’allégresse des civils, hommes, femmes et
enfants qui goûtaient pour la première fois depuis longtemps le bonheur de pouvoir se déplacer sans crainte,
on comprenait que le temps de la paix était venu.
L’armée royale campait sous les murailles de
Compiègne, à l’endroit même où Jeanne, par imprudence ou trahison, avait été capturée. Le roi et la cour se
terraient dans un palais de la ville. Nous entrâmes par
des portes grandes ouvertes, que surveillait à peine un
vieux garde à la mine débonnaire. Mon escorte avait
besoin d’ordres et ne savait visiblement pas quoi faire de
moi. Je suivis mes anges gardiens dans plusieurs maisons. À chaque fois, l’un d’eux attendait dehors avec
moi, tandis que l’autre allait aux nouvelles. La nuit
tomba. Ils arrangèrent un couchage dans une maison
particulière. Le propriétaire était un grave bourgeois
partagé entre la joie de la victoire royale et le souci de
préserver ses biens. Avec
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