Le Grand Coeur
il m’avait offert sa garantie en cas de difficulté de recouvrement. Il savait ce
qu’était le crédit. Jadis, aux temps difficiles, il y avait eu
recours, au point de se voir parfois refuser la livraison
de certaines commandes par des négociants qui ne lui
faisaient plus confiance. Engagé dans une lutte sans
merci contre les princes, il avait compris quel usage
redoutable il pouvait faire de cet outil. Ceux qui déposaient les armes et le rejoignaient se voyaient comblés
de ses largesses. Ils bénéficiaient des services de l’Argenterie, d’abord sous forme de dons, pour sceller la
réconciliation. Puis venait le temps des achats et bientôt,
pour tenir leur rang à la cour, des prêts et des dettes. En
peu de temps, le fier allié était dans ma main, c’est-à-dire dans celle du roi. J’admirais l’habileté avec laquelle
celui-ci transformait ses ennemis en obligés, sans se
départir de son air de faiblesse, en sorte qu’ils n’avaient
pas l’idée de le rendre responsable de leur impuissance.
De cette époque date l’imbrication de mes affaires
avec celles du roi, qui me sera reprochée dans la suite, y
compris par lui-même. À cette période, nos intérêts
étaient complémentaires. Tandis qu’il reconquérait son
royaume et arrachait à la Praguerie ceux qui s’étaient
ligués contre lui, je m’employais à les neutraliser et à
les attacher à sa personne, en les prenant au piège de
leurs propres désirs. Le roi m’encouragea par exemple à
vendre aux princes et à tous les seigneurs qui le demanderaient de coûteux harnois de chevalerie. Il avait par
ailleurs donné l’ordre de multiplier les tournois pendant lesquels ils auraient l’occasion de montrer leur
adresse. Grâce au profit de ces ventes de prestige, nous
pouvions financer l’équipement des compagnies d’ordonnance. Ainsi, en faisant payer au prix fort par les
princes l’entretien d’une chevalerie inutile et dépassée,
le roi se donnait les moyens de la remplacer par une
armée moderne, qui lui appartenait en propre et qui lui
permettrait de les combattre.
Nous fîmes de même avec toutes les autres réformes
que le roi entreprit pour asseoir son pouvoir. Je mis ainsi
à profit les charges qu’il m’octroya pour lever les impôts
sur le sel. Engagé dans le commerce de ce produit et
responsable des taxes qui le grevaient, j’amassai de
considérables profits dont je fis bénéficier le roi. Il me
confia également la responsabilité de plusieurs forteresses et plus tard me donna des subsides pour construire
les bateaux qui servaient à mon commerce maritime.Toutes ces aides lui étaient rendues au centuple. À la
différence des princes qui employaient les charges
royales à seule fin d’augmenter leur pouvoir et de permettre leur désobéissance, je reçus les faveurs du souverain dans l’unique intention de les faire fructifier à son
profit. C’est ainsi qu’il put constituer un véritable trésor
royal et acquérir les moyens de régner effectivement.
Il me remercia de ces efforts de diverses manières et
d’abord en m’anoblissant. C’était un moyen de m’aider
dans mon commerce avec les princes. Les seigneurs
prirent le prétexte de mon titre pour abandonner tout
à fait leurs manières hautaines en ma présence. En
réalité, la véritable raison de leur amabilité n’était pas
ma nouvelle qualité, qui ne les impressionnait guère,
mais ma richesse qu’ils enviaient et dont ils avaient
grand besoin.
Car, tout en faisant la fortune du roi, j’assurais la
mienne. Qu’on me croie, si je dis que cela n’était pas
mon but. Reste que les résultats semblent me contredire. Peu compte, enfin, que je l’aie voulu ou non : le
fait est qu’en ces quelques années, j’étais devenu riche.
Il est difficile de se rendre compte de sa propre
richesse, quand on n’en fait pas usage. Sans cesse sur les
routes pour mes affaires, rejoignant la cour au gré des
campagnes du roi, j’étais plus habitué aux mauvaises
auberges et aux camps militaires qu’aux palais. Marc faisait de son mieux pour que je dispose toujours de la
tenue adéquate. Mais il m’arriva plus d’une fois de dissimuler une chemise sale sous une chasuble de cérémonie.
Un jour que nous fûmes arrêtés sur une route en Saintonge par des voleurs, nous trouvâmes à grand-peine
dans les fontes de nos selles quelques pièces de billonqui faillirent ne pas les satisfaire. Ils nous relâchèrent
finalement, en pestant contre la
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