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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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l’Argenterie.
    Parmi les premiers clients de celle-ci figuraient bien
entendu le roi et ses proches. J’eus l’occasion, en lui servant de fournisseur, de comprendre quels rapports le roi
Charles entretenait avec les biens matériels. J’acquis la
conviction qu’il ne mettait aucun plaisir à la recherche
de parures ou d’objets précieux. Il me donna maintes
occasions de l’observer dans son naturel, en voyage par
exemple, et j’en conclus qu’il se satisfaisait de peu. Son
enfance pauvre et la longue persécution qu’il avait subie
l’avaient rendu capable de supporter les privations, et
peut-être même de les aimer. Pourtant, surtout depuis
ses victoires, il montrait un immense appétit pour
le luxe. Il s’habillait avec des vêtements de prix, faisait
tendre ses appartements de tapisseries et de fourrures,
et surtout offrait volontiers des présents de grande
valeur. Je ne mis guère de temps à comprendre que cette
attitude était politique et non épicurienne. Sur ce sujet
comme sur les autres, le roi avait réfléchi, sans se confier
à personne. Les conclusions auxquelles il était parvenu
n’avaient fait l’objet d’aucun discours, d’aucune confidence. Elles se traduisaient seulement par des actes qu’il
nous appartenait de déchiffrer. En la matière, l’idée
était simple et lumineuse : le luxe, pour lui, représentait le pouvoir. À la modestie de son apparence, au peu
d’emprise que la nature lui avait permis d’exercer sur
ses semblables, il substituait la pompe de ses tenues etdes décors d’apparat. L’amour qu’il n’avait jamais conçu
pour la reine Marie d’Anjou, il le compensait par la
générosité de ses faveurs. Quant aux maîtresses qui se
succédaient dans son lit, le peu qu’il leur offrait de chaleur et même d’attention était racheté par la magnificence de ses cadeaux. En sorte qu’au moment où,
admises dans son intimité, elles auraient été le plus tentées de mettre en doute sa grandeur, elles étaient forcées de reconnaître dans l’extrême raffinement de ses
attentions que c’était bien avec un roi qu’elles avaient
laborieusement couché. J’alimentai cette chaudière de
soieries et de zibelines, de tissus brodés d’or et de cuirs
souples. Bijoux, métaux précieux, tapisseries, parfums,
épices, par l’effort de mes facteurs, arrivaient de toute
l’Europe pour aboutir entre les frêles mains royales, qui
leur conféraient leur pleine valeur.
    Tout ce que le royaume comptait d’ambitieux ou de
vaniteux, population dont jamais il ne manqua, s’était
mis à désirer les mêmes objets auxquels le roi attachait
du prix. Les bourgeois pour faire oublier qu’ils n’étaient
pas nobles et les nobles pour faire valoir qu’ils n’étaient
pas des bourgeois se précipitaient à l’Argenterie. Je peinais parfois à satisfaire la demande. Si je m’étais, au
début, désolé de ces pénuries, je pris rapidement le parti
de m’en réjouir. Car elles faisaient monter les prix, portaient les désirs à leur paroxysme et me donnaient le
rôle favorable de celui dont tout dépend. On me remerciait d’accepter de vendre des articles à trois fois leur
valeur. Ceux qui m’enrichissaient m’en étaient reconnaissants et j’avais partout des obligés.
    Je n’étais pas le seul marchand, mais j’étais celui du
roi et il était le meilleur propagandiste de mes talents.De surcroît, j’employai une méthode dont j’avais eu
depuis des années l’intuition et qui, à cette échelle, faisait merveille : je consentais des prêts. Il m’avait toujours
semblé que l’on dût relier finance et commerce. À l’origine, cette idée, qui me venait de la fréquentation des
Léodepart, n’était pas très étayée. J’y avais d’abord vu
le moyen de contourner mes difficultés en matière de
numéraire. Maître de l’Argenterie, je mesurais désormais la véritable utilité d’être aussi banquier. En consentement des crédits, je rendais accessible ce que les autres
marchands se contentaient de proposer au prix fort.
L’achat, avec cette méthode, devenait indolore.
    Cependant, en recourant à l’emprunt, mes clients se
passaient autour du cou un nœud d’abord lâche mais
qui, peu à peu, se resserrait. Les bourgeois n’étaient pas
concernés par ce péril, car ils disposaient d’assez d’argent pour payer comptant. Mais les nobles et jusqu’aux
princes l’employaient largement. Le roi avait lui-même
encouragé cette pratique et

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