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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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veut car il ne rapporte rien et coûte beaucoup. Ce fut exactement ainsi
qu’on m’attribua mon premier château.
    J’en eus bien d’autres par la suite. Il m’est impossible
de me les remémorer et d’ailleurs je n’ai même pas pu
tous les visiter. Mais celui-là, parce qu’il fut le premier, je
ne l’oublierai jamais.
    Il ne risquait pas de susciter la jalousie du roi. On ne
pouvait m’accuser à son propos d’avoir voulu faire étalage de ma fortune. C’était une propriété de campagne,
dissimulée dans un creux de vallée humide, en Puysaie,
loin de toute ville. Quatre hautes tours composaient le
bâtiment, blotties les unes contre les autres comme des
sœurs siamoises. De longues meurtrières griffaient les
façades aveugles et semblaient des estafilades reçues au
combat. Il était évident, lorsqu’on remontait le chemin
qui menait au pont-levis, que ce château n’avait d’existence que pour sa région. Aucun souverain n’avait
jamais dû s’y arrêter, ni même s’occuper à lui donner
l’assaut. Il avait poussé dans ces sous-bois comme un
champignon sur une terre humide.
    C’était un vestige de l’ancienne chevalerie qui veillait,
aux temps révolus, sur la prospérité des terroirs. J’imaginais des serfs, guère différents des paysans libres qui
peuplent maintenant la région et parmi eux un seigneur
malpropre et brutal, courageux, sensuel et dévot, qui
s’employait à les défendre. Les serfs charriaient des tombereaux de pierres et bâtissaient les quatre tours d’où le
seigneur allait régner sur eux.
    Les choses ont duré ainsi pendant des siècles. Nullepart, mieux que dans ce château, on ne pouvait sentir ce
temps immobile, le retour des saisons, l’écoulement de
vies simples, préservées de toute tentation et de toute
épreuve par cet ordre immuable. Il n’y avait même pas
l’évidence que des seigneurs du lieu eussent pris part
aux croisades. Le château et son écrin de champs et
de vignobles avaient vécu à l’écart des turbulences du
monde. Pourtant, un jour, le monde s’était à ce point
déréglé que sa violence avait touché jusqu’à cette extrémité. En écho à la folie du roi, l’ordre s’était effondré.
Les serfs désormais libres louaient leur travail au maître.
Lui-même, tourné vers la ville, voulait acquérir le
superflu, sans lequel le nécessaire lui paraissait fade. La
guerre était venue produire ses pillages et le seigneur
avait été incapable de protéger ses manants. Finalement,
il avait rejoint la cour, où il était ficelé par les dettes, et
le domaine était cédé pour s’en acquitter. Abandonnés,
trahis, au creux du malheur, les paysans voyaient entrer
dans leur château un marchand, un fils de rien, usurier
peut-être, moi, signe que les temps anciens étaient bel et
bien révolus et que tout devenait possible.
    Je restai trois jours dans ce château. Je visitai toutes ses
pièces, déambulai des heures dans les combles à ouvrir
de vieilles malles, arpentant les chambres à la recherche
de souvenirs, d’odeurs, d’objets insolites. Le débiteur
avait tout laissé, signe qu’on l’avait pressé ou preuve
qu’il ne tenait plus guère à ce lieu trop chargé d’ennui
et de passé. Je fis faire un grand feu dans l’immense cheminée de la salle et je restai seul à regarder danser les
ombres sur les murs, comme si des revenants défilaient
devant moi. Ce fut une expérience presque aussi forte
que celle vécue jadis aux portes du désert, près deDamas. J’étais de nouveau au seuil d’un ailleurs mais
dont il était certain, cette fois, que je ne pourrais jamais
le rejoindre car il appartenait au passé. La nostalgie du
temps d’avant, de cette chevalerie si souvent imaginée
dans mon enfance, de cette époque d’harmonie qui
datait d’avant le roi fou. La même énergie du rêve, qui
m’avait conduit vers l’Orient, me faisait dériver maintenant vers d’autres vies, situées dans un passé inaccessible. La différence était pourtant de taille. Quand je
rêvais à l’Orient, ma vie n’avait pas pris encore un cours
bien défini. Tout était possible. Tandis que, désormais,
j’étais engagé très loin sur un chemin et j’y avais déjà
obtenu plus que je ne pouvais espérer. Pourtant d’autres
vies continuaient de me tenter. À ce moment-là, je crois,
j’ai pris conscience qu’aucune existence, si heureuse
ou brillante fût-elle, ne me suffirait jamais. Il vient toujours un moment où le

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