Le Grand Coeur
avaient
assuré sa victoire contre l’Angleterre.
Les grands personnages qui avaient constitué le
Conseil du roi étaient maintenant ses adversaires.
Charles était encore une fois seul, trahi par les siens.
Cette situation, qui en aurait découragé plus d’un, lui
était si naturelle qu’il parut s’en accommoder sans états
d’âme. Il constitua immédiatement un nouveau Conseil
et, à ma grande surprise, j’en fis partie.
La première réunion se tint à Angers dans une salle
au premier étage du château. L’ambiance était étrange.
Le malaise que ressentaient visiblement la plupart des
participants diminua le mien. Il ne fallait pas compter
sur le roi pour le dissiper. Assis en bout de table, les
mains jointes et serrées, sans doute pour cacher le tremblement qui les agitait, il ouvrit la séance en ménageant
de longs silences embarrassés. Autour de la table, il
n’y avait plus de princes et seulement quelques nobles
de moindre illustration, au premier rang desquels le
connétable de Richemont et Pierre de Brézé. Le reste
était composé de bourgeois, ceux-là même qui, ces derniers temps, comme je l’avais noté en arrivant à Orléans,
avaient rempli le vide autour du souverain. Leurs visages
étaient attentifs et inquiets. On sentait qu’aucun titre
héréditaire ne légitimait leur présence en ce lieu. Ils ne
tiraient cet honneur que de talents acquis par eux-mêmes et dont, à tout instant, ils pouvaient avoir à faire
la preuve. Un prince n’a pas à justifier ce qu’il est : des
siècles d’histoire témoignent pour lui. Il peut laisser sonregard divaguer par la croisée, rêver à ses maîtresses,
penser aux chasses à venir. Un bourgeois doit se tenir
prêt à démontrer son utilité. Près de moi, les frères
Bureau étaient visiblement dans cet état d’esprit. Ils plaisantaient à voix basse, souriaient en hommes habitués
depuis plusieurs mois déjà à fréquenter ce cénacle, mais
leur regard aigu ne quittait jamais longtemps le souverain. Quand il les interrogeait, la réponse fusait d’une
voix claire. Je m’efforçai de calquer mon attitude sur la
leur. Cela me fit quelque peu oublier la pointe de déception qui m’avait saisi quand j’étais entré. Une fois de
plus, en se confrontant à la réalité, le rêve perdait de sa
légèreté et de son mystère. Le pouvoir suprême n’était
donc que cela, cette assemblée d’hommes mal vêtus,
assis de travers sur de mauvaises chaises et qui tremblaient devant un chef sans grâce et sans charisme ?
Pourtant, à mesure que j’y participai, ce Conseil
m’apparut autrement. La vraie grandeur n’était pas en
nous, mais dans les arrêts que nous prenions. Quelque
chose de mystérieux, que l’on appelle le pouvoir, transformait nos paroles éphémères en actes concrets, aux
conséquences gigantesques. En peu de mois, nous
prîmes des décisions capitales. Le roi entendait profiter de sa liberté et de la compétence de ce nouveau
Conseil pour réformer profondément le royaume. Il
suivit un plan méthodique destiné à briser définitivement le pouvoir des princes et à asseoir enfin l’autorité
monarchique.
La première chose à faire, pour que nos décisions
fussent effectives, était évidemment de gagner la guerre.
C’est pourquoi notre tâche prioritaire fut de donner
corps à l’armée permanente dont le roi s’était doté. Pourne plus dépendre des grands seigneurs et des contributions tant en nature qu’en numéraires que les différentes régions acceptaient — ou pas — de fournir au
roi quand il était en guerre, il devait disposer d’une
armée propre et dont il fût seul maître. Je m’employai à
financer et à équiper ces compagnies d’ordonnance. Le
privilège de ces armées de manants était de pouvoir user
d’armes que les chevaliers regardaient comme indignes.
Les Anglais nous avaient constamment vaincus au
moyen de leurs archers ; nous tentâmes d’organiser des
corps d’archers sur le même modèle, quoique avec
moins de succès. Surtout, Gaspard Bureau développa
une arme nouvelle, peu ou mal utilisée jusque-là,
et dont personne n’avait encore entrevu la puissance :
l’artillerie. Pour les nobles, ce moyen de guerre était
tout sauf honorable. Frapper quelqu’un de loin en usant
d’un appareil composé de métal et de chimie n’avait pas
sa place sur les champs d’honneur. Que de pauvres
hères s’efforcent de traîner un canon ou de brandir une
couleuvrine,
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