Le Grand Coeur
passe encore. Les chevaliers mettaient ces
moyens sur le même plan que les machines utilisées de
toute éternité pour monter à l’assaut des murailles. Mais
gagner une guerre par l’artillerie leur aurait semblé
déloyal et même impie.
Nous n’avions pas ces pudeurs. Il nous fallait gagner.
Notre sort était intimement lié à celui du roi. S’il périssait, nous serions sacrifiés avec lui. Voilà pourquoi nous
fûmes si complètement mobilisés pour la victoire.
Au début, notre inquiétude était grande. Nous observions le roi et la plupart d’entre nous doutaient qu’il pût
vaincre, même avec de bonnes armées. Mais, à mesure
que le temps passait, le doute fit place à l’admiration. Laconfiance, chez moi, ne fit que croître tandis que j’observais en son Conseil cet homme secret et qui dissimulait admirablement son jeu. La liste des mesures qu’il
prit pour réformer le royaume procédait à l’évidence
d’une longue réflexion. À cette capacité intellectuelle, il
sut ajouter une grande détermination dans les actes. La
révolte des princes avait été surnommée la Praguerie, en
référence aux événements qui avaient ensanglanté la
Bohême. Pour venir à bout de cette Praguerie, le roi fit
usage, pendant ces quatre années, de la force autant
que de la négociation ; il sut condamner sans pitié et
pardonner quand il le fallait. Il joua le peuple et la petite
noblesse contre les grands. Tout se passait comme si,
après le long prélude de la guerre anglaise, son règne
avait enfin commencé. L’enfant roi qu’on avait dû soustraire au couteau des assassins, le pauvre dauphin renié
par sa mère, le roi sans royaume des premières années,
prenait soudain sa revanche sur le malheur.
Pour autant, il ne laissait pas plus paraître son contentement que son ambition. Si, pendant ces années, il prit
de l’assurance et de l’autorité, ce fut sans quitter son air
de faiblesse et d’angoisse. En sorte que ce fut à nous que
revint d’exprimer la joie des victoires et le bonheur du
succès.
Ces quatre années furent occupées pour moi par un
travail épuisant, des voyages permanents, une préoccupation de tous les instants. Pourtant tout cela se fit
sans douleur, tant une allégresse profonde me portait.
Pendant ces quatre années, les actes rencontraient le
succès, les projets prenaient corps avec facilité, les résultats venaient vite et conformes à ce que je souhaitais.
Tout se déroulait avec la merveilleuse fluidité du songe.J’eus presque l’illusion que cette harmonie pouvait toujours durer. Avec le recul du temps, je sais que c’est tout
à fait impossible, mais je me réjouis d’avoir eu le privilège, pour le temps qu’il dura, de connaître un tel bonheur. Je le goûtais d’autant plus qu’à l’époque le labeur
était ma vie. J’étais seul, Agnès n’avait pas encore paru à
mon horizon et, sans cette comparaison trop absolue,
mon bonheur pouvait me paraître complet.
*
L’Argenterie n’était pas seulement une institution du
royaume parmi les autres. Dans l’esprit du roi, elle était
appelée à tenir un rôle bien particulier que je découvris
peu à peu. Je ne vis d’abord dans ce service royal qu’un
marché garanti qui me fournissait un débouché sûr
pour tous les produits dont nous faisions commerce.
Nous pouvions désormais prendre de grands risques et
investir de fortes sommes dans l’achat de produits coûteux : nous étions assurés, pourvu que nous les ayons
bien choisis, de trouver à qui les revendre avec profit.
Le réseau de négoce ne cessa pas de porter mon nom.
Au contraire, en se développant, le besoin d’une marque
connue et simple se faisait de plus en plus sentir. Le
nombre des facteurs augmentant, il était indispensable
de les réunir sous un vocable commun. Jean et Guillaume, sans me consulter, avaient généralisé l’usage du
terme « Maison Cœur ». L’activité de cette maison Cœur
était, depuis ma nomination à l’Argenterie, indissolublement liée à celle de la maison royale. En d’autres termes,
nous étions les fournisseurs de la cour. Il était cependant commode de continuer à séparer les deux. Aprèstout, notre maison de commerce ne devait pas s’interdire d’avoir d’autres clients et même de compter parmi
eux d’autres souverains. Ainsi commença le développement parallèle de deux ensembles entre lesquels je
constituais le seul pont. D’un côté la maison de commerce, de l’autre
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