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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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roi d’Aragon et de Sicile. Il dispose d’une
flotte de commerce mais aussi de corsaires qui attaquent
et pillent ce qu’ils rencontrent.
    — Du vin ! commanda Charles.
    Il buvait peu et par petites gorgées, mais j’avais déjà
observé que la tension nerveuse augmentait sinon son
plaisir du moins son désir d’avoir recours à la boisson.
    — Et à gauche ?
    — À gauche, d’abord, vous trouverez le port de Marseille qui est au duc d’Anjou, comme toute la Provence.
    — René.
    — En effet, le roi René.
    Charles haussa les épaules et siffla :
    — Le « roi » René. N’oubliez pas qu’il est mon vassal.
    — En tout cas, sur ces mers, il se conduit plutôt
comme un concurrent. Il peut bien vous rendre son
hommage féodal, il continue de rivaliser avec vous sans
merci dans le domaine commercial.
    — Je ne suis pas obligé de me laisser faire.
    — Certes.
    Je savais que cette idée lui plaisait. Charles n’était pas
un féodal. Il haïssait cet ordre qui faisait de lui le premier des princes, mais lui refusait les moyens de devenir un roi. Son alliance avec les bourgeois de mon
espèce, son envie de briser les grands barons, son intention de disposer d’un instrument financier, d’un négoce
puissant, d’une armée bien à lui, c’était tout cela que
j’admirais en lui.
    — Et le quatrième ?
    — Après la Provence, plus loin sur cette côte, c’est
Gênes.
    — Gênes, répéta-t-il pensivement. Est-ce une ville
libre ? Je n’ai jamais rien compris à l’Italie.
    Réflexion typique d’un roi de France. Le duc de Bourgogne n’aurait pas parlé ainsi. Parmi les héritiers de
Charlemagne, celui qui régnait à Dijon regardait depuis
toujours vers le sud et connaissait les affaires de la péninsule italienne. Le roi de France, lui, fixait les yeux sur
l’Angleterre. Mais la question de Charles montrait que
les choses allaient peut-être changer. S’il parvenait à se
délivrer définitivement de la menace anglaise, le roi de
France pourrait enfin tourner le regard vers l’Italie. Je
le désirais passionnément. J’ai toujours pensé que la
France pouvait jouer un grand rôle dans cette région.Tout à l’idée de faire du royaume le nouveau centre du
monde, je ne pouvais concevoir ce centre sans Rome.
Or l’Italie divisée était ouverte à notre conquête. Le
prince catalan beaucoup moins puissant que Charles VII
n’avait-il pas conquis la Sicile et le royaume de Naples ?
Je me gardai d’expliquer tout cela trop nettement, de
crainte que le roi ne prenne peur. Je me contentai d’un
premier pas dans cette direction.
    — Gênes a toujours eu besoin d’un protecteur. Certains, dans cette ville, seraient heureux que ce soit vous,
Sire.
    À la manière dont le roi, strictement immobile, cligna
des paupières, je compris qu’il avait parfaitement saisi
l’intention et la portée de ma remarque. Comme à son
habitude, il dissimula son intérêt, mais j’étais bien certain qu’il y reviendrait.
    — Et plus loin que Gênes, qu’y a-t-il ?
    — Rien qui compte sur la mer. Florence n’a pas de
flotte et le pape, à Rome, ne regarde pas vers son port.
Le seul rival de Gênes est situé de l’autre côté de la
Péninsule, sur l’Adriatique. C’est Venise.
    Le roi me posa encore bien des questions de détail
sur les quatre flottes qui se partageaient les côtes de Barcelone jusqu’à Gênes. Il m’interrogea longuement sur
les ports du Languedoc. Je lui parlai de Montpellier et
de son chenal à mon avis sans avenir, jusqu’à Lattes. Il
était curieux d’entendre la glorieuse histoire d’Aigues-Mortes. Mais il changea de sujet quand je décrivis l’ensablement du port, comme si cette évocation de l’œuvre
des siècles et peut-être la mémoire de Saint Louis le
plongeaient dans la mélancolie. Ce n’était pas la première fois que je sentais en lui cette peur viscérale dutemps. Lui qui supportait les privations, les échecs, les
trahisons, cédait à une peur panique devant la perspective de la mort. Avec le recul, j’y vois une certaine cohérence. Sa force était d’attendre et de placer son espoir
dans les changements que porterait l’avenir. À partir
du moment où il prenait conscience de sa finitude,
le temps n’était plus de son côté. Privé de cet allié, il
devenait vulnérable, et ce qu’il acceptait comme provisoire lui devenait insupportable, dès lors qu’il n’aurait plus le temps de s’en délivrer.
    La nuit était

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