Le Grand Coeur
déjà bien noire quand il mit la conversation sur l’Orient. La servante qui avait apporté du vin
n’était pas repartie. Je la distinguais mal dans la
pénombre, mais il me semblait qu’elle se tenait debout à
côté du roi et que, tout en parlant, il lui caressait la jambe.
— En Orient, dis-je, ils sont quatre aussi. Tous
ennemis deux à deux...
— Expliquez-vous.
— C’est simple. La plupart des gens vous diront
qu’en Terre sainte la chrétienté affronte les mahométans.
— C’est le sens que l’on donne en général aux croisades : vous n’êtes pas de cet avis ?
— Si, bien sûr. Mais à parler ainsi, on néglige une
autre rivalité qui n’est pas moins violente.
— Laquelle ?
— Celle qui oppose deux groupes au sein de chaque
camp.
— Les mahométans sont divisés ?
— Profondément. Le sultan d’Égypte qui règne
jusqu’à Damas et en Palestine n’a pas de pires ennemis
que les Turcs installés en Asie Mineure.
— Est-ce à dire que nous pourrions utiliser l’un
contre les autres ?
— C’est sans conteste. Les marchands qui viennent
d’Europe reçoivent un bon accueil au Caire.
— Ne dit-on pas que les chrétiens qui demeurent
encore en Terre sainte subissent toutes sortes de
vexations ?
— Les Arabes s’en méfient, c’est certain. Mais il faut
dire, sans les excuser, que les partisans de la croisade
n’ont pas renoncé, à commencer par votre cousin Bourgogne. Et ils continuent de se tromper d’ennemi. Ils
trouvent les Turcs sympathiques et en veulent aux
Arabes d’occuper Jérusalem. Pourtant ce sont les Turcs
qui empêchent les pèlerins de se rendre en Palestine et
ce sont eux qui pénètrent en Europe et progressent
dans les Balkans.
— Et les royaumes chrétiens, sont-ils divisés aussi ?
— Bien sûr. Tous ceux qui vous parleront de la « chrétienté » et de son combat contre les disciples de Mahomet pensent à Byzance aux abords de laquelle campent
les armées turques.
— Est-ce faux ?
— Non pas. Mais cette propagande arrange au premier chef le Basileus qui aime se présenter comme le
dernier rempart contre l’islam. La réalité est qu’il passe
au moins autant de temps à se battre contre d’autres
chrétiens.
— Et qui ose ainsi l’attaquer ?
— Nos amis latins, Gênes, Venise, et si les Catalans ne
s’y mettent pas, c’est qu’ils se réservent pour des coups
de main opérés par leurs vaisseaux corsaires.
La lune n’avait toujours pas paru, mais nos yeuxs’étaient habitués à l’obscurité. Je distinguais la servante,
qui était debout derrière le roi. Il avait guidé ses mains
et elle lui massait les épaules. Plusieurs de ses maîtresses
m’avaient confié qu’il avait grand besoin de telles manipulations. Elles seules semblaient à même de le délivrer
de l’effroyable tension qui le tordait en tous sens. Je
compris que, loin de le distraire de mes propos, les
gestes de la servante lui permettaient de déposer le fardeau de ses douleurs et le laissaient libre de m’écouter
avec la plus extrême attention.
— Si Constantinople est menacée sur terre par les
Turcs, poursuivis-je, elle subit de constants revers dans
les îles du fait des Latins.
Le roi me demanda de nombreux détails sur les rivalités commerciales et territoriales entre Constantinople
et les villes italiennes. Ses questions étaient si précises et,
à certains moments, si anecdotiques, que j’eus de nouveau le sentiment qu’il se livrait à un jeu. Mon assurance
sur ce sujet constituait un défi pour lui et il cherchait
sans doute à me mettre en difficulté. Il y parvint et, à
plusieurs reprises, je dus avouer que j’ignorais les
réponses. Il eut alors un petit rire de satisfaction. Après
un de ces échecs, il se leva, remercia la servante en lui
caressant la joue et partit se coucher.
Durant les deux semaines de notre voyage, il continua
de m’interroger. À Montpellier, il demanda à voir une
galère et monta même à bord pour en inspecter le chargement. La ville lui réserva un accueil de souverain,
mais il fit écourter les cérémonies, augmentant du
même coup le temps dont il disposait pour voir les installations de commerce, s’entretenir avec des patrons
de navire, des marchands et jusqu’aux rameurs desgalères qu’il interrogea sur leur travail. C’était encore
à l’époque des gens libres, même s’ils n’appartenaient
pas, on s’en doute, à la meilleure espèce. Ils
Weitere Kostenlose Bücher