Le Grand Coeur
rêveur, qui d’ordinaire se croit
heureux parce que ses songes l’emportent sans cesse ailleurs, prend conscience de son malheur.
Marc, heureusement, avait remarqué ma mélancolie.
Il lui apporta le seul remède qu’il connaissait et qu’il
estimait, non sans raison, être souverain pour tous les
maux. Le deuxième soir, il fit monter, par le long escalier à vis du donjon, une jeune paysanne rose qui ne
parut guère surprise d’être commise au plaisir du châtelain. Elle fit de son mieux pour me ramener à la vie présente. Mais moi je vis dans cette scène un retour des
anciens usages seigneuriaux. En sorte que loin de me
détourner de mes songes, elle me permit au contraire
d’y plonger tout entier.
Je ne revins jamais.
Pendant les années suivantes, je reçus en paiementplusieurs autres domaines. À chaque fois, je tâchais de
les visiter, souvent après les avoir acquis, non pour en
vérifier la valeur mais plutôt pour renouveler cette expérience troublante qui me faisait séjourner pour un
moment dans des replis insoupçonnés du passé.
Je finis par informer Macé de l’existence de ces propriétés. Elle ne manifesta jamais le moindre désir de les
connaître. Je compris qu’elle n’était pas attirée par les
demeures seigneuriales en elles-mêmes : ce qui l’intéressait, c’était de disposer dans sa ville d’un palais qui
consacre son triomphe aux yeux de ceux qui comptaient
pour elle. Ma collection de châteaux prit, avec le temps,
des proportions considérables et presque ridicules car,
non content de recevoir des propriétés en paiement, je
me mis à en acheter moi-même. On me présentait des
dessins, et s’ils déclenchaient un frisson de convoitise, je
payais comptant le bien en question.
Je n’ai jamais su vivre sans disposer ainsi d’une passion qui délivre mon esprit de la tyrannie du présent. Ce
fut un bref moment l’amour, quand je connus Macé. Le
même sentiment nourrit ensuite mes désirs d’Orient.
Puis vinrent ces collections de châteaux forts. Je ressentais cette sujétion comme une infirmité secrète mais
nécessaire et surtout délicieuse qui m’aidait à aimer la
vie. J’enviais mes compagnons. Jean de Villages savait se
satisfaire de l’instant, il ne convoitait rien d’autre que
des biens réels et présents. Guillaume, lui, ne jouissait
pas des choses. Il vivait en paisible bourgeois. Son activité le tendait vers des abstractions, acheter, vendre, spéculer, importer, investir, mais elles le contentaient. Ni
l’un ni l’autre ne comprenait ma passion. Jean y voyait
d’heureuses occasions d’organiser des fêtes. Il medemandait souvent de lui prêter telle ou telle de mes
propriétés et y menait sa joyeuse compagnie. Guillaume
admirait mes capacités d’homme d’affaires, sans
comprendre pour autant mes intentions. Il considéra
que j’avais sûrement de bonnes raisons de spéculer sur
les propriétés seigneuriales, des raisons raisonnables
s’entend, c’est-à-dire comparables aux siennes.
Le roi lui-même eut vent de mes acquisitions. Loin
d’en prendre ombrage, il en fit un sujet de raillerie. Les
vieilles demeures féodales dont je faisais collection ne
suscitaient chez lui ni convoitise ni jalousie. Il me fit
comprendre qu’il me plaignait et se montra heureux
d’avoir décelé en moi un vice, une faiblesse, probable
conséquence de ma naissance trop modeste. Le roi n’aimait rien tant que de disposer sur chacun d’entre nous
d’un secret, qui nous rendait vulnérables. Ainsi continuait-il sans crainte d’afficher sa faiblesse, sachant qu’il
pouvait à tout moment dévoiler la nôtre.
*
Pendant les cinq années qui suivirent la trêve sur
l’Angleterre et jusqu’à la victoire complète sur les
princes, le roi se déplaça beaucoup. Les réunions
du Conseil se tenaient souvent dans des villes éloignées,
sur lesquelles il venait affirmer son autorité. Je m’efforçais de combiner mes propres déplacements pour
le compte de l’Argenterie avec ces rendez-vous autour
du roi. Mais j’y parvenais rarement et je le rencontrais
donc assez peu. Une fois, cependant, il exprima le désir
que je l’accompagne. Il devait se rendre en Languedoc
et savait que j’avais là-bas des affaires.
Nous partîmes de Blois. Ce n’était pas une campagne
militaire puisque ces provinces du Sud lui avaient toujours été fidèles. Le roi était pressé de rentrer et voulait
aller vite. Il avait commandé pour ce voyage une
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