Le Grand Coeur
s’engageaient souvent pour fuir une peine de prison voire pire
dont la justice leur faisait grâce pourvu qu’ils se tiennent
pendant quelques traversées à leur banc et à leur rame.
Je rentrai de ce voyage avec le sentiment de m’être
rapproché du roi. Mais par un effet de sa personnalité,
plus la distance diminuait avec lui, plus l’incompréhension augmentait. Aux yeux de tous, j’étais à l’évidence
entré dans le cercle envié des familiers. J’avais plutôt,
moi, la certitude d’avoir pénétré dans une région dangereuse, comme un homme qui, pour percer un secret,
s’enfonce si profondément dans un souterrain que toute
retraite lui est désormais coupée et qu’il est à la merci
de dangers d’autant plus redoutables qu’ils sont imprévisibles et inconnus. Je n’avais pas non plus l’impression
que notre proximité l’avait fait mieux entendre mes opinions. Sur tout ce qui concernait en particulier la situation en Méditerranée et en Orient, je parvins à la conclusion que le roi s’était amusé à me faire parler. Il avait
poussé ses questions jusqu’à mettre à nu mon ignorance
mais, ensuite, n’en avait plus reparlé.
*
Je pris part au premier Conseil à notre retour sans
savoir quels sujets le roi comptait aborder. Mon étonnement fut à son comble quand il énuméra une série de
mesures qui procédaient exactement des conversations
que nous avions tenues. Il fit un tableau précis de la
situation italienne et ce sujet surprit tous les assistantsqui étaient accoutumés depuis si longtemps à n’entendre parler que de l’Angleterre et quelquefois des
Flandres et de l’Espagne. Il exposa les fondements
d’une politique qu’il allait méthodiquement exécuter
pendant les années suivantes et dont je serais pour
partie l’instrument. S’agissant des mahométans, il
affirma que nous devions accorder le plus grand prix
aux bonnes dispositions du sultan à notre égard. Cette
mention était le fruit de ses conversations avec les marchands de Montpellier qui avaient rencontré au Caire le
souverain arabe. Les assistants restèrent impassibles en
entendant ces déclarations. Après tout, l’interdiction du
commerce avec les Maures qu’avaient proclamée les
papes souffrait des exceptions et le Languedoc, justement, disposait du droit limité de commercer avec eux.
Pour autant, l’idée que le roi de France pût entretenir
avec l’infidèle qui occupait les Lieux saints des relations
cordiales choquait au plus profond d’eux-mêmes les
auditeurs. Le roi ajouta qu’il me chargeait de faire
construire et d’armer des galées de France qui circuleraient pour le compte de l’Argenterie. Et il ordonna de
faire savoir à la justice qu’elle devait désormais pourvoir
au recrutement en nombre des galériens. Il ne suffirait
plus que leur peine leur soit remise s’ils choisissaient de
s’embarquer. Les tribunaux devraient faire figurer les
galères parmi les punitions auxquelles ils condamneraient et en faire usage largement.
Une fois de plus le roi voyait loin. Il ouvrait la France
vers la Méditerranée et l’Orient et l’engageait dans les
affaires italiennes. Ces décisions confirmaient qu’il
m’avait écouté et compris. Elles dépassaient même mes
propres attentes.
Je me jetai dans le combat pour donner corps aux
intentions du roi. Je rassemblai Jean et Guillaume ainsi
que les grands facteurs de l’Argenterie pour les tenir
informés de cette révolution.
En nous lançant vers l’Italie, le roi rendait possible un
projet que nous avions souvent évoqué au sein de l’Argenterie, mais en craignant de ne pouvoir le mettre tout
de suite à exécution. Nous qui vendions des marchandises, nous étions bien conscients de dépendre de ceux
qui les produisaient. Si d’aventure nous pouvions
devenir nous-mêmes des fabricants, nous en tirerions
de grands avantages. Pour la matière la plus précieuse
et dont nous étions désormais de grands acheteurs, la
soie, nous devions suivre l’exemple des Italiens. Ceux-ci
avaient découvert ce matériau en Chine et, pendant
longtemps, l’avaient fait venir de là-bas à grands frais et
avec beaucoup de pertes. Un jour, ils avaient percé le
secret de sa fabrication et désormais ils travaillaient le
produit chez eux. C’est ainsi que Florence était devenue
la plus grande ville de soyeux de toute l’Europe. Si, à
notre tour, nous étions capables d’entrer dans le cercle
fermé des fabricants de soieries, nous
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