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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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escorte
légère, tout juste suffisante à nous garder des troupes
d’écorcheurs que nous aurions pu croiser. En somme,
j’étais pratiquement seul avec le roi.
    Nous passâmes ces deux semaines ensemble, dans une
proximité que je ne retrouvai jamais plus avec lui. J’oubliais parfois qui il était quand nous riions aux histoires
qu’il racontait, quand nous lancions nos chevaux au
galop dans les landes, quand nous nous enroulions dans
des couvertures de peaux, le soir, autour du feu de
camp. L’été venait ; les nuits étaient chaudes, semées de
comètes. Nous nous lavions dans des ruisseaux à peine
froids. Comme j’étais seul admis dans sa compagnie
pendant ces toilettes, j’eus le privilège d’apercevoir son
corps déformé par les privations d’enfance, sa peau
bleue sans chaleur, son dos voûté. Je savais que la révélation de ces misères, qui semblaient ne pas l’incommoder, était une grave transgression qu’il me reprocherait un jour. En échange, je livrais à ses regards le secret
de mon torse enfoncé, mais je sentais bien que cette
menue monnaie ne rachetait pas mon crime.
    Plus j’apprenais à le connaître, plus je mesurais à quel
point il était dangereux, blessé, jaloux, méchant, ne laissant à personne le loisir de lui échapper. Je savais déjà
tout cela et j’en pressentais les effets, mais j’étais incapable de m’en protéger.
    Il est une chose que je découvris pendant ce voyage,
c’est la capacité qu’avait Charles d’écouter. Ses idées ne
naissaient pas seulement de réflexions personnelles oud’intuitions. Elles procédaient du lent décryptage d’innombrables paroles entendues. Quand un sujet l’intéressait, il prenait les rênes de la conversation, posait des
questions, guidait votre témoignage. Cette maïeutique
opérait ses effets sur moi et je me surprenais, en lui parlant, à découvrir en moi-même les idées nouvelles qu’il
avait su me faire formuler et peut-être même concevoir.
    Ainsi nous eûmes un soir une longue conversation sur
la Méditerranée qui nous tint presque jusqu’à l’aube.
C’était, je m’en souviens parfaitement, dans un bourg
des Cévennes. Nous avions fait halte dans une maison
forte, à mi-pente. D’une terrasse qu’avait aménagée le
propriétaire, on voyait la plaine du Rhône et dans une
brume, au loin, se devinaient les premiers contreforts
des Alpes. Le lieu était idéal pour tracer de grandes
perspectives. Charles, que le vin sucré avait relâché, était
bien calé dans un fauteuil en osier. J’étais assis à la table
de pierre sur laquelle nous avions dîné. J’avais repoussé
les assiettes et les verres et je me tenais penché en avant,
les coudes posés sur la table. Quand la pénombre
envahit le coteau, le roi refusa qu’on allume des bougies
et nous continuâmes à discuter dans une obscurité quasi
totale. Il regardait les milliards d’étoiles que la nuit profonde et sans lune faisait ressortir. Il n’y avait plus ni
souverain ni serviteur, seulement le vaisseau du rêve à
bord duquel nous avions tous les deux embarqué et que
poussait un grand vent d’espoir, comme en fait monter
le corps quand il est reposé et repu.
    C’est lui qui m’avait demandé de l’entretenir de la
Méditerranée. Je commençai par lui décrire le rivage de
par ici et lui rappelai d’abord qu’il était l’un des quatre
maîtres qui se partageaient cette côte.
    — Quatre ! Et qui sont les autres ?
    Je lui jetai, sans cesser de sourire, un regard soupçonneux. Avec lui, il était toujours difficile de savoir si ses
questions recelaient des pièges. Que savait-il au juste de
la Méditerranée ? Il me semblait impossible qu’il n’eût
pas quelques notions sur la situation. En même temps,
il avait porté si exclusivement son attention sur la
guerre avec les Anglais, il avait tant de soucis avec la
Bourgogne, les Flandres et bien d’autres provinces du
Nord qu’il avait peut-être en effet de graves lacunes
en ce qui concernait les affaires méridionales.
    — Supposez, commençai-je prudemment, que nous
poursuivions notre chemin vers la mer dans cette
direction.
    Je pointai du doigt le sud, vers lequel s’ouvrait la
vallée. La nuit n’était pas encore venue. Le roi tenait les
yeux écarquillés comme pour dissiper la brume mauve
dans laquelle s’abîmait le fleuve.
    — Arrivés à la côte, imaginez qu’à votre droite,
vous entrez chez le Catalan, que vous n’aimez guère :
Alphonse,

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