Le Grand Coeur
célébrés. La foule s’assemblait pour admirer de nouvelles
statues érigées sur les carrefours. On voyait des ouvriers
transporter par toute la ville de grands tableaux destinés
à de nouveaux palais et chacun leur faisait place avec
respect. Les fidèles se pressaient à l’église autant pour y
entendre la messe que pour admirer le nouveau retable
d’un maître-autel ou le dernier oratorio composé pour
un chœur. Je notai que plusieurs des artistes de renom
dans la ville provenaient de Constantinople ou avaient
fui des villes de Grèce ou d’Asie Mineure. Le lien que
je faisais intuitivement entre les splendeurs de l’Orient
et celles de Florence n’était donc pas fortuit. Le mouvement de la civilisation du Levant vers l’Occident n’était
pas une chimère : il était d’ores et déjà en marche. Il ne
tenait qu’à la France de s’en inspirer.
Curieusement, il y avait pourtant peu de Français dans
la ville. Si les Florentins, par l’activité de leur négoce,
allaient volontiers vers l’étranger et jusqu’aussi loin que
la Chine, il semblait que leur ville attirait peu. Je craignis
d’abord que cette absence ne marquât une grande difficulté pour un étranger à se fixer dans la cité. Je me
rendis vite compte du contraire. Pourvu qu’on ne montrât aucune arrogance mais qu’on ne dissimulât pas non
plus sa richesse et sa puissance, on était bien accueilli.
En somme, il fallait s’adapter aux mœurs de cette cité de
marchands et de banquiers. Le maître était l’argent, etle pouvoir était à proportion des moyens dont on disposait. Mes fonctions à la cour de France, plus encore ma
qualité de négociant et de financier, et surtout le train
que je décidai de mener dès mon arrivée m’ouvrirent
toutes les portes. Je ne restai dans une hôtellerie que
quatre jours, le temps de louer au prix fort le palais
qu’une veuve ne pouvait plus occuper depuis la mort de
son mari et la ruine de son activité. Je m’inspirai de
Ravand et de Jean pour installer en peu de temps une
petite cour autour de moi et commencer à recevoir des
visiteurs.
Dans les lieux où règne l’argent, il ne reste jamais
immobile. Chacun cherche à l’acquérir et il suffit d’en
faire étalage pour voir affluer vers soi toute sorte de
gens empressés à proposer leurs services. Je compris
vite que tout était à vendre, les objets, bien sûr, mais
aussi les corps et même les âmes. Dans l’air flottait un
peu le parfum de corruption que j’avais senti à Paris,
cependant avec une bonne humeur et, oserai-je dire,
une sincérité dans la filouterie qui me rendit tout de
suite le lieu sympathique.
L’interprète, qui me servait aussi d’intendant, reçut
dès les premiers jours les offres de services de plusieurs
cuisiniers, d’une dizaine de femmes de chambre, de
fournisseurs en tout genre. Il fit le tri dans ces propositions et, en moins d’une semaine, la maison grouillait
de domestiques, les caves se remplissaient de vin d’Asti,
les cuisines regorgeaient de jambon et de victuailles
fraîches.
À cette époque, j’avais déjà mis au point la méthode
qui me servirait toujours en affaires. J’y tenais un rôle
réduit quoique essentiel : celui de choisir les hommes.D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours agi ainsi.
Une vision me porte vers un projet. Ce projet suppose
maintes actions quotidiennes, une aptitude à compter, à
surveiller, à ordonner dont je ne dispose qu’en quantité
très limitée. La solution est de trouver un homme, de lui
transmettre mon rêve comme un pesteux infecte ses
proches et de laisser se développer en lui la maladie.
Ainsi ai-je fait partout en France, des Flandres à la Provence, de la Normandie à la Lorraine. Mon entreprise
était en vérité une troupe de déments, contaminés par
mes idées et qui se dépensaient sans compter pour les
faire entrer dans la réalité. A fortiori à l’étranger et dans
ce milieu inconnu qu’était Florence, il n’était pas question pour moi d’entrer seul dans la forêt d’épines de
lois faites pour être tournées, de règles souffrant plus
d’exceptions que de cas d’école, de marchands liés les
uns aux autres par de mystérieuses relations de parenté,
d’alliance ou de complots. Il me fallait un associé.
Au cours de ces semaines de soupers brillants, de
réceptions, de fêtes, je rencontrai toute sorte de gens du
métier. La nouveauté pour moi était de découvrir une
société sans repère,
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