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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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à cause de l’absence d’un souverain.
En France, quelles que fussent les infortunes du roi,
elles n’ont pas mis en cause son rôle suprême. La cour
s’ordonne autour de lui et chacun brille de l’éclat que
cet astre central répand dans son voisinage et jusqu’aux
extrémités les plus obscures du royaume. À Florence
rien de cela : de grandes familles, au premier rang desquelles les Médicis, et une infinité de nobles grands et
petits dont l’ordre était rien moins qu’évident. Il semblait que l’illustration d’un personnage résultait de
divers facteurs : son origine et sa parentèle, bien sûr,mais aussi et peut-être surtout ses propriétés et sa fortune.
    Ce mélange était très nouveau pour moi. Je venais
d’un monde longtemps dominé par la terre, ceux qui la
possèdent et ceux qui la travaillent. La tradition féodale
fixait à chacun sa place parmi les trois ordres de la terre,
du labeur et de la prière. Hors de là, rien ne comptait.
C’est pourquoi les négociants et les artisans n’avaient
longtemps occupé qu’une place méprisée, vouée à ces
activités viles que sont l’échange, l’usure, la fabrication.
Peu à peu, les bourgeois et les métiers de l’argent avaient
conquis leur place, au point de se voir confier aujourd’hui, en particulier avec Charles VII, les rôles les plus
éminents. Cependant, il restait en nous, marchands,
quelque chose de ces temps anciens : la vague certitude
de ne pas appartenir à l’ordre des élus de Dieu.
    À Florence, tout à coup, j’eus la révélation que ces
deux mondes pouvaient non pas s’exclure mais s’unir.
L’aristocratie florentine tient pour une part à l’ordre
féodal. Elle possède châteaux et champs, s’enracine
dans la terre. Et, en même temps, elle ne connaît pas le
mépris du travail. Elle ne s’interdit pas de pratiquer le
négoce ou l’industrie. Loin de dédaigner la richesse,
elle l’a captée. Ainsi s’opère ce curieux mélange qui
m’a, en quelque sorte, réconcilié avec les deux ordres
que je croyais incompatibles.
    Pour autant, en se mêlant, ces deux qualités de
noblesse et de richesse s’altèrent. Elles font naître une
humanité singulière qui ne ressemble ni aux seigneurs
ni aux négociants de chez nous. J’étais à l’aise avec ces
personnages élégants et affables, mais en même temps
je ne pouvais me déprendre d’une troublante impression : je ne les comprenais pas mieux qu’ils ne me comprenaient eux-mêmes. Il me fallait un intermédiaire de
confiance.
    Ce fut toujours l’étape décisive dans l’extension de
mes affaires. Combien de fois suis-je resté ainsi des jours
voire des semaines entières, dans des villes inconnues,
entouré de gens empressés à me servir, m’offrant leurs
relations, leur fortune, dans le seul espoir de rejoindre
la « maison Cœur » et d’en devenir l’agent ? Je peux
faire mon choix dès l’arrivée et il m’est advenu de m’y
résoudre ou d’y être contraint. Mais la plupart du temps,
j’attends. Je ne saurais dire quoi, encore moins qui. Je
sais seulement qu’à un moment donné, un signe me
fera distinguer celui ou celle en qui je placerai ma
confiance. Il m’est arrivé de me tromper et plus souvent
encore d’être trompé. Quand j’y pense aujourd’hui, ce
fut toujours par des individus auxquels je m’étais résolu
de mauvaise grâce de m’attacher et pour lesquels le
signal perçu par ma conscience avait été faible voire
inexistant.
    À Florence, le signe fut clair et je n’hésitai pas.
    *
    Nicolo Piero di Bonaccorso arriva dans ma maison au
bras de sa plus jeune sœur. Je ne sus jamais qui les avait
invités et je soupçonne encore aujourd’hui une petite
manigance de Marc pour conduire cette jeune beauté
jusqu’à mon lit. Il perdait son temps. À Florence, peut-être parce que je m’étais présenté sous ma véritable
identité et en grand apparat, je ne tenais pas à me
rendre vulnérable à cause d’une intrigue féminine.Dans cette société, les femmes me semblaient encore
plus dangereuses que les hommes. Il ne fallait pas longtemps pour voir qu’elles régnaient sur cette cité de
jalousies et de plaisirs. Je ne tenais pas ma résolution
sans effort, car les Florentines étaient charmantes et
habiles, d’une grande beauté naturelle que rehaussaient encore les parures d’or et de soie qui faisaient
la fortune de leur ville. La jeune fille qu’escortait son
frère ne faisait pas exception.

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