Le Grand Coeur
Elle semblait modeste
et réservée, bien incapable de perdre un homme.
Depuis ma mésaventure avec Christine à Paris, j’en
venais à considérer de telles qualités comme autant de
raisons supplémentaires d’être sur mes gardes.
Je ne sais pourquoi, ce qui m’inquiétait chez la sœur,
le naturel et la simplicité, m’intéressait chez le frère. En
discutant avec ce Nicolo, je ne tardai pas à me dire qu’il
était certainement celui que la Providence me destinait.
Il avait une vingtaine d’années de moins que moi mais
beaucoup plus d’aisance que je n’en avais à son âge. Par
la famille de sa mère, il venait du milieu des soyeux. Il
était également apparenté aux Médicis d’une manière
indirecte. À la différence des hommes plus âgés qui
avaient été informés de ma venue et connaissaient mes
fonctions auprès du roi, il ignorait tout de moi. Quand
je le mis au courant de mes projets, il s’enthousiasma
très sincèrement. Il me donna mille conseils, imagina
déjà les tissus florentins entrer plus largement en
France. Il rêvait de connaître notre pays.
Je décidai d’en faire mon agent à Florence. Bien m’en
a pris. Il n’a pas fallu deux ans pour qu’il parvienne à
m’enregistrer dans le corps des métiers le plus puissant,
celui de l’Art de la Soie. Je prêtai serment comme leferait plus tard mon plus jeune fils Ravand, et également
Guillaume. Notre maison n’atteignit jamais la taille de
celle des Médicis, mais tout de même, nous tenions très
honorablement notre place. L’effet presque immédiat
fut de faire passer en France nos draps de soie et d’or. Ils
cheminaient à dos de cheval à travers les cols des Alpes
et rejoignaient nos succursales de Lyon, de Provence et
bien sûr l’Argenterie à Tours.
La demande était énorme. La trêve avec l’Angleterre
durait et la soif de bonheur ne connaissait pas de limite.
Je peinais à satisfaire tous ceux qui faisaient appel à
l’Argenterie. On me remerciait quand j’y parvenais
et j’avais, en livrant des robes, l’impression de sauver
des vies. Faute de liquidités, je prêtais, et tout ce que la
cour de France comptait d’important fut bientôt mon
débiteur.
Florence m’avait transformé. Pour la première fois,
en en revenant, j’eus l’idée non seulement d’accroître
ma richesse mais aussi d’en faire usage. Auparavant,
l’argent n’était que le produit de mon activité. Je n’agissais pas en vue de l’obtenir et, je l’ai dit, ma vie quotidienne, sauf exception nécessaire, restait simple et
frugale. À Florence, j’eus la révélation d’autre chose.
Ce n’était ni le goût du confort ni l’attrait du luxe. À
vrai dire, c’était un rêve de plus, mais qui venait à point
nommé, au moment où mes autres projets commençaient, en se réalisant, à perdre de leur puissance en
moi.
Comment expliquer cette découverte ? Je pourrais la
résumer en lui donnant un nom et dire que Florence
m’avait apporté la révélation de ce qu’est l’art. Mais cela
ne suffit pas. Il me faut être plus précis. Jusque-là, je neconnaissais qu’un art, qui était celui de l’artisan, de mon
père par exemple. Maîtriser les moyens de transformer
les choses brutes en objets utiles, solides et beaux, ainsi
faisaient les pelletiers et les tailleurs, les maçons et les
cuisiniers. Cet art-là pouvait se perfectionner mais, dans
l’ensemble, il s’héritait. On le transférait de maître à
élève, de père en fils. À Florence, j’appris à faire la différence entre l’art des artisans, qui était d’un grand raffinement, et l’art des artistes, dans lequel se reflétait autre
chose : le génie, l’exception, la nouveauté.
Là-bas, je fréquentai beaucoup les peintres. En les
observant, je perçus clairement la limite entre deux
ordres : celui de la technique et celui de la création. En
broyant leurs couleurs, en préparant les matériaux pour
peindre a tempera, à fresque ou à l’huile, ils n’étaient
encore que des artisans. Certains le restaient lorsqu’ils
exécutaient des œuvres convenues qui s’inspiraient de
modèles bien connus. Mais d’autres, à un moment de
leur création, s’écartaient de ces références, dépassaient
la technique qu’ils maîtrisaient et donnaient libre cours
dans leur œuvre à quelque chose d’autre. Ce quelque
chose, je le reconnaissais : c’était l’immense domaine du
rêve. L’humanité tient de lui sa noblesse. Nous sommes
humains
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