Le Grand Coeur
lequel convergerait ce que la terre, en
tous ses continents, produisait de meilleur. C’était ce
monde que j’avais entrevu à Florence et je voulais que
mon palais lui ressemble.
En rentrant du Puy, j’étais si distrait par ces idées que
j’eus un accident. Je montais un vieux cheval noir qui
m’avait accompagné en Italie et que je savais placide.
La route grimpait raide jusqu’à une chapelle que l’on
voyait dépasser des bois. Deux chiens se jetèrent dans les
jambes du cheval comme nous arrivions à mi-pente. Levieux hongre fit une embardée qui ne m’aurait pas
désarçonné si j’avais été plus attentif. Je tombai assez
lourdement du côté gauche et me brisai une épaule. On
me conduisit dans une ferme et un chirurgien arriva en
deux heures du bourg voisin. La fracture était sans gravité. Il m’attacha le bras et je pus remonter à cheval pour
finir le chemin.
Cet accident eut un curieux effet. Par une association
de pensées inattendue, il fit jaillir en moi une idée à
propos de mon futur palais. Je songeais à la différence
de mes deux côtés, l’un valide et l’autre immobilisé, et
cela me fit tout à coup apercevoir la solution. Le terrain
sur lequel nous bâtissions était, je l’ai dit, composé de
deux niveaux : un côté bas, au pied du vieux rempart
romain, et, au-dessus de lui, un côté haut situé à l’altitude de l’ancien oppidum. Les travaux, pour le moment,
ne concernaient que le rempart, c’est-à-dire qu’ils affleuraient à peine du côté supérieur. Il était donc possible,
sans revenir sur ce que Macé avait déjà fait bâtir, de
donner au futur palais deux façades distinctes. Du côté
du rempart, en poursuivant l’œuvre entreprise, il ressemblerait à une place forte. Mais il était encore temps,
de l’autre côté, d’édifier vers le haut de la ville une
façade et des bâtiments conformes aux plans florentins.
Chacun y trouverait son compte.
Macé pourrait laisser voir à tous l’imposante muraille
d’un château digne de nous et témoin de notre nouvelle
puissance. Mais, en arrivant par l’autre côté, dans les
ruelles qui descendent de la cathédrale, là où j’ai passé
mon enfance noire et grise, j’aurais le bonheur d’avoir
fait surgir une image en pierre de l’avenir, le témoignage que la vie peut être autre, et pas seulement ailleurs. Sitôt franchi la porte de ce côté, porte modeste
comme celle des palais d’Italie, on entrerait dans une
cour et j’imaginais un logis gai, percé d’immenses ouvertures, où le peu de murs visibles serait orné de sculptures, de fines colonnettes, de fresques...
Dès mon arrivée, j’exposai mon plan à Macé. Elle
l’accepta sans bien saisir ce qui allait changer dans le
projet, car elle n’avait jamais vu les maisons d’Italie. Elle
comprit seulement que j’avais l’intention d’installer
dans le palais certaines des innovations que j’avais découvertes pendant mes voyages. Je suis bien sûr qu’elle n’eut
aucune idée des tourments que m’avait causés cet épisode. Elle insista surtout pour que je prenne du repos.
Du lit où on m’avait installé, je voyais les feuillages printaniers du jardin, le ciel pâle pommelé de nuages blancs.
Les draps en lin étaient doux, la chambre tendue d’une
toile imprimée qui représentait une scène antique. J’eus
le sentiment d’un intense soulagement et, pendant trois
journées et trois nuits, je ne fis que dormir.
Je pense aujourd’hui que mon corps et mon esprit se
préparaient au grand bouleversement qu’ils allaient
bientôt connaître. Un grand amour, quand il approche,
se laisse précéder de signes qu’il nous est impossible de
déchiffrer d’abord. Ils ne nous deviennent intelligibles
qu’après le reflux de la vague, quand elle découvre sur
le rivage le désordre des souvenirs et des émotions.
Alors, nous comprenons, mais il est trop tard.
*
J’étais à peine remis que le roi me fit savoir qu’il désirait me voir au plus vite. Charles changeait sans cesse deplace. Il y était autrefois contraint par la guerre. Désormais, il conservait cette habitude par goût. Dans son
message, il m’informait qu’il serait à Saumur d’ici peu et
m’invitait à l’y rejoindre pour participer au conseil.
Mon bras me faisait moins souffrir et la Faculté m’autorisa le déplacement, à condition que je reste prudent.
Quelques gouttes d’un élixir que j’avais rapporté
d’Orient calmaient ce qu’il restait de
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