Le Grand Coeur
lui allait en propre pour assurer la
défense du pays. C’était une de ses principales victoires
sur les princes que de ne plus être contraint de les solliciter avant d’entrer en campagne. Dans le nouvel ordre
du royaume, la richesse était aux bourgeois autant
qu’aux nobles et ils pourvoyaient largement par l’impôt
aux frais de leur souverain. S’il avait malgré tout besoin
d’argent, c’était que les revenus qui parvenaient au
Trésor ne lui suffisaient pas. Ainsi, la phrase du roi
contenait autre chose, qui avait la valeur d’une menace.
Ces revenus dépendaient en effet beaucoup de la
loyauté de ceux qui collectaient les impôts en son nom.
Or, le roi m’avait gratifié de plusieurs charges fiscales
touchant les états du Languedoc et diverses taxes, en
particulier sur le sel. Avec les mêmes hommes qui représentaient mon entreprise dans ces régions, j’avais mis en
place un dispositif de collecte très efficace. S’agissant
du sel, sur les conseils de Guillaume, nous menions des
activités de transport et de vente le long de la vallée du
Rhône. Étant à la fois celui qui payait les taxes en tant
que commerçant et celui qui les encaissait au nom du
roi, je pus faire en cette matière de considérables profits. Je ne volais pas le roi. Dans les territoires et activités
où je collectais l’impôt à son profit, le rendement étaitexcellent, bien supérieur à ce qu’il était quand le roi
était représenté dans ces lieux par un noble local, qui
gardait tout ou presque à son profit. Mais il est clair
qu’une fois payé ce qui revenait au roi, il me restait
beaucoup. Je me demandais s’il fallait voir dans son allusion une critique de mon enrichissement. En tout cas, si
le roi jugeait que les sommes rassemblées ne lui suffisaient pas, il allait certainement me demander de contribuer davantage.
Il ne pouvait par ailleurs ignorer que mes autres activités rapportaient énormément. J’eus le net sentiment
que, soit de lui-même, soit sous l’influence des innombrables personnages qui jalousaient ma fortune, le roi
en voulait à présent à ma richesse. Sa phrase, dans cette
demi-pénombre, avec ce regard oblique, mauvais, fixe,
et l’affleurement soudain du fond de méchanceté et de
jalousie que je connaissais si bien, me fit comprendre
qu’une époque venait de prendre fin.
— Les immenses bienfaits dont Votre Majesté m’a
comblé me rendent éternellement redevable à son
endroit. Puis-je demander à Votre Majesté ce qu’il lui
faut exactement ?
Dans le même moment où je prononçai ces mots, je
retournai à l’époque où mon père m’emmenait jadis
chez ses riches clients de Bourges. Je le revoyais à leur
merci, tremblant et soumis d’avance à leurs décisions
iniques. J’eus en même temps, comme toujours, la vision
en un éclair d’Eustache le Cabochien qui avait déclaré
la guerre à l’arbitraire des puissants.
— Je veux mettre le siège devant Metz.
— Metz ? dis-je.
— Vous savez que mon beau-frère, le roi René, estduc de Lorraine par sa femme, répondit Charles de
mauvaise grâce et en détournant le regard. Ses sujets se
sont révoltés et j’ai le devoir de lui prêter main-forte.
La réticence perceptible du roi à me répondre confirmait que cette campagne lorraine n’était en rien une
nécessité et qu’il le savait. Il s’agissait seulement d’une
concession de plus faite à la maison d’Anjou. Jamais, à
cette époque, le roi n’avait paru aussi soumis à l’influence de sa belle-famille. Yolande, la mère de la reine
Marie, exerçait son pouvoir sur le roi depuis des années.
Certains avaient même vu sa main derrière l’apparition providentielle auprès du roi de Jeanne d’Arc, née
en Lorraine sur des terres d’Anjou. La disparition de
Yolande, deux ans plus tôt, n’avait pas délivré le roi de
cette influence angevine, bien au contraire. René son
beau-frère menait grand train dans le royaume, et c’était
sa fille qui avait été choisie pour épouser le roi d’Angleterre. Son frère Charles régnait sur le Conseil du roi
depuis l’élimination de La Trémoille. Quant à la nouvelle maîtresse du roi, elle était, disait-on, demoiselle
d’honneur de la femme de René... Ainsi, derrière la
nouvelle force du roi se dissimulait la même faiblesse,
qui le plaçait en dépendance d’un clan. Il était soumis
aux Anjou comme il l’avait été auparavant à d’autres
coteries. À cet égard, rien ne
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