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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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lançant des compliments aux femmes et
des quolibets à ses compagnons. Où était l’homme que
l’on voyait à peine se nourrir, qui craignait ses semblables au point de ne les recevoir qu’à distance et en
petit nombre ? Qu’était devenu l’amant vorace et sans
égards qui, au dire même de quelques-unes qui avaient
subi ses assauts, mettait à assouvir ses désirs toute
l’énergie dont il manquait pour trouver seulement un
mot aimable à leur adresser en public ?
    Je ne pouvais croire pourtant que la part d’ombre du
roi eût tout à fait disparu. Les instincts mauvais qui
jusque-là étaient aisés à déceler, car ils se laissaient voir
sur son visage et dans toute son attitude, avaient laissé la
place à des vertus plus complaisantes. Mais je me doutais
bien qu’ils étaient toujours là, cachés, et qu’il fallait
redoubler de prudence.
    Je revins au début de l’après-midi. Le roi était levé. Il
se tenait dans une salle de travail avec trois jeunes garçons de la cour que je connaissais vaguement de vue.
C’étaient les organisateurs des fêtes et des banquets. Les
croisées étaient ouvertes. On entendait le bruissement
du vent dans les peupliers et des cris lointains montaient
du village. Le soleil entrait largement dans la pièce.
Charles tendait son visage vers ses rayons, les yeux légèrement plissés, comme s’il s’abandonnait à la chaleur
d’une caresse. Il sursauta quand il me vit entrer.
    — Jacques, quel bonheur de vous voir enfin !
    Les autres peignirent sur leurs traits une expression
de contentement enjoué, tout à fait semblable à celle
qu’avait formée le roi.
    Il me fit asseoir près de lui, cria qu’on apporte à boire.
Chacun de ses gestes déclenchait comme en écho l’agitation prétendument joyeuse des autres. Des valets
entraient et sortaient en arborant de grands sourires.
Le ton général était à la bonne humeur, mais l’ardeur
que chacun mettait à s’y conformer montrait que c’était
encore un ordre.
    Charles m’avait fait venir pour préparer les prochaines fêtes. La plus considérable quoique encore lointaine était le mariage de son rival vaincu, le roi d’Angleterre, avec la fille de René d’Anjou. Mais auparavantd’autres festivités étaient à prévoir. J’avais fait préparer un état des réserves de l’Argenterie afin de prévenir toutes les questions qui pourraient m’être posées en
la matière. Le roi se montra content de mes réponses.
J’ajoutai, sans qu’il me le demande, que j’étais à sa disposition pour contribuer de finances à ces réjouissances,
s’il le fallait. Charles me pressa la main et partit d’un
rire que les autres reprirent.
    Je feignais moi-même une sincère gaieté mais restais sur mes gardes. Le sujet des fêtes épuisé, Charles
commanda d’un geste à ses commensaux de quitter la
pièce. Ils le firent bruyamment, en se poussant les uns
les autres, avec des éclats de rire et des plaisanteries. Le
roi fit mine de partager leur bonne humeur. Mais sitôt
la porte refermée derrière le dernier d’entre eux, ses
traits s’affaissèrent et il reprit un visage morne.
    Il alla jusqu’à la croisée, la ferma et tira à moitié le
lourd rideau, en sorte que la pièce ne reçoive plus directement la lumière du soleil. Ensuite, il traîna la chaise
près du mur, dans le coin le plus sombre, et me fit signe
de m’asseoir en face de lui. Ce retour brutal à nos
anciennes manières aurait pu m’inquiéter. Pour étrange
que cela paraisse, il me rassura. En retrouvant le roi que
j’avais toujours connu, j’eus le sentiment rassurant de
marcher sur un sol plus ferme. En même temps, je savais
qu’il me fallait redoubler de prudence. Jadis, quand il
montrait le pire de lui en public, l’indécision, la faiblesse, la jalousie, c’était pour dissimuler au fond de lui
le meilleur : son énergie, sa fermeté, et, à travers toutes
les épreuves, ce qu’il fallait bien nommer son optimisme. S’il mettait en avant gaieté, majesté et galanterie, c’est qu’il celait en lui le pire et je devais m’attendre,une fois la porte refermée sur les spectateurs, à affronter
de grands dangers.
    Après un long silence, il me regarda par en dessous et
me dit :
    — J’ai besoin de beaucoup d’argent pour la guerre.
    Cette entrée en matière me fit tressaillir. Depuis la
réforme des finances que le Conseil avait menée ces dernières années, le roi disposait désormais d’un revenu
permanent qui

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