Le Grand Coeur
douleur et me faisaient venir des songes éveillés, pleins de douceur et de
béatitude. Je partis sur une jument placide que les palefreniers avaient équipée d’une selle creuse à pommeau.
Marc cheminait à mon côté pour prévenir le moindre
écart. Nous allâmes au pas, traversant des campagnes
renaissantes. Les arbres fruitiers étaient en fleurs et les
aubépines blanchissaient les haies. Les paysans, penchés
sur leur labeur, ne semblaient plus rien craindre. La
paix n’était pas encore signée, mais elle était déjà perceptible dans les campagnes.
Marc, comme à son habitude, s’était renseigné et
savait ce que nous allions découvrir à Saumur. Il me
parla longuement des changements qui s’étaient opérés chez le roi. Il était vrai que je ne l’avais pas vu depuis
plusieurs mois, à cause de mon long voyage en Italie. La
trêve avec l’Angleterre se confirmait et l’espoir était
grand de la transformer en paix véritable. On disait que
Brézé négociait une alliance matrimoniale pour sceller
l’entente nouvelle. Selon toute vraisemblance, c’était
la fille de René d’Anjou qui serait choisie pour épouser
le roi d’Angleterre. On espérait effacer le sinistre épisode du mariage manqué d’Henri V avec la fille de
Charles VI, qui avait rallumé la guerre trente ans plus
tôt. Charles avait de quoi se réjouir. Marc, pourtant,n’attribuait pas les transformations du roi à ces seuls
succès. Une explication pour lui ne valait que si elle
plongeait ses racines jusqu’à l’intime. Aucun succès ne
pouvait réjouir si profondément un homme s’il ne s’y
mêlait une passion charnelle. Peu disert sur la situation
politique, Marc était intarissable sur la vie affective du
roi. Toute l’affaire se résumait selon lui à ceci : Charles
avait une nouvelle maîtresse.
C’était un des sujets favoris de Marc que de décrire
par le menu les infortunes de la reine Marie. La malheureuse était accablée par d’incessantes grossesses. Selon
le compte que tenait Marc, l’enfant dont elle venait
d’accoucher était le douzième. L’ardeur du roi était
remarquable, d’autant qu’il semblait en avoir de reste.
Pendant que la reine était enceinte ou en couches, c’est-à-dire à peu près tout le temps, il dirigeait ses attentions
vers d’autres, qui ne manquaient pas. J’avais déjà eu
l’occasion de remarquer cette surprenante vitalité chez
un homme qui se montrait par ailleurs si maussade,
abattu, et chétif.
En soi, la rumeur selon laquelle il avait une nouvelle
maîtresse n’aurait donc été ni incroyable ni étonnante
si, ces derniers mois, de profonds changements n’avaient
affecté la personnalité du roi. Depuis ses victoires et la
fin du péril anglais, depuis sa reprise en main du pays
contre les princes et les réformes qui renforçaient son
pouvoir, Charles n’était plus le même. Ceux qui le
connaissaient bien sentaient que les deux faces de sa
personnalité, la sombre et la claire, l’ardente et la lymphatique, l’orgueilleuse et la modeste étaient en train
d’inverser leurs rôles. Désormais, le roi, sortant des
réduits obscurs au fond desquels il se cachait, se découvrait en public. Il se montrait vaillant et presque imprudent à la tête de ses armées, énergique en son Conseil et
galant avec les femmes.
Jusqu’ici ses liaisons avaient été cachées, furtives et
purement charnelles. Le fait qu’il eût une maîtresse et
que tout le monde le sût semblait indiquer qu’en cette
matière aussi, il avait décidé de porter au grand jour ce
qu’il tenait d’ordinaire dissimulé. Ce fut du moins ma
conclusion, en entendant les ragots colportés par Marc.
J’étais encore bien loin d’imaginer à quel point le roi
allait nous surprendre.
J’arrivai à Saumur au petit matin d’un lundi. Le château était endormi. On ne croisait personne dans les
coursives. Quelques valets ensommeillés s’affairaient
mollement à débarrasser d’immenses tables encombrées
par les restes du banquet de la veille. En déambulant
dans les salles vides, je pensais au destin de ce roi et au
chemin parcouru depuis que je l’avais rencontré, seul
et apeuré, au château de Chinon. Le siège sur lequel il
s’était tenu pendant le repas était renversé en arrière.
Un grand désordre de couverts, de serviettes, de verres
sales et de restes d’aliments jonchait la table et le sol
alentour. J’imaginais Charles veillant tard, riant, chantant peut-être,
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